Bien que le présent blogue ait fait la part belle à la fiction et aux îles fantômes cette année, il n’y a pas de raison de s’y limiter. Après tout, j’écris mes îles à un rythme d’environ trois par mois, et il m’en reste une cinquantaine, ce qui devrait donc prendre encore… un an et demi, minimum. Je ne vais quand même pas m’empêcher de publier autre chose dans l’intervalle.
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La première fois que j’ai lu quelque chose par Hugo Latulippe, c’était sa lettre publiée dans La Presse le 3 novembre 2019, « Ta génération sera implacable ».
Latulippe, qui est cinéaste documentaire, s’est porté candidat aux élections fédérales d’octobre dernier sous les couleurs du NPD. Il est arrivé quatrième avec 6,8 % des voix, contre 41,9 % pour le candidat conservateur et 32,2 % pour le bloquiste. Sa lettre est une réponse à celle d’une jeune sympathisante de sa circonscription — et disons qu’elle m’a fait sourciller.
Je ne suis pas le seul : le journaliste/chroniqueur/animateur de radio Antoine Robitaille a bien cerné les problèmes de cette lettre, où Latulippe ne se contente pas d’affirmer que ses opinions sont les meilleures 1 ce qui est normal, tout le monde croit forcément que ses opinions politiques sont les meilleures, sinon on aurait des opinions différentes , mais blâme en plus les choix des électeurs sur le manque d’éducation. Il trouve inconcevable que les électeurs aient soutenu un parti qui défend certaines positions que lui-même croit erronées. Comment peut-on sérieusement voter pour un parti dont certains candidats sont pro-choix? Qui ne condamne pas catégoriquement le troisième lien ou GNL-Québec? Dont certains sympathisants profèrent des commentaires xénophobes sur le web? La réponse, évidemment, va de soi : la politique est multidimensionnelle, les préférences de l’électeur ne s’alignent jamais parfaitement à l’offre politique, et les raisons d’un choix électoral sont souvent complexes. Latulippe est lui-même un exemple de cette complexité, lui qui affirme dans la lettre être souverainiste alors qu’il était candidat pour un parti fédéraliste. C’est un choix qui se défend tout à fait, mais disons que certains pourraient qualifier cette position d’« inconcevable », elle aussi.
Bref. C’était mon premier contact avec Hugo Latulippe. Je me suis dit que c’était sûrement un très bon cinéaste — je ne connais malheureusement guère son œuvre —, mais pas (pour l’instant) un bon politicien. Première impression modérément négative, donc.
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Et puis quelques jours plus tard, j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres 2 via mon abonnement à Nouveau Projet et aux livres d’Atelier 10, j’ai pas reçu ça par hasard ni grâce au père Noël son essai Pour nous libérer les rivières : Plaidoyer en faveur de l’art dans nos vies. La coïncidence m’a fait rire.
Et le livre m’a fait revoir mes impressions de Hugo Latulippe.
Comme tous les livres d’Atelier 10, Pour nous libérer les rivières est très court : 80 pages environ. Il est truffé de citations d’artistes ou d’amateurs d’art et de littérature que Latulippe a rencontré au fil de son travail, ainsi que de références à des œuvres, surtout cinématographiques, mais pas que. Et il dit essentiellement ceci : que l’art peut (et devrait) nous aider dans la résolution des problèmes de société qui sont les nôtres.
Latulippe commence par affirmer que le monde va mal. « [L] a civilisation des Lumières frise la faillite », écrit-il (p. 13). « [L]’instrumentalisation des richesses naturelles et humaines par le système capitaliste mondialisé sous l’égide du cartésianisme est une construction morbide », ajoute-t-il (p. 14). Or l’art et la littérature, selon son hypothèse, détiennent la clé pour « nous permettre de basculer salutairement dans une nouvelle époque » (p. 14).
Après un chapitre consacré à raconter son éveil artistique, il décrit plusieurs façons dont l’art peut avoir un effet bénéfique. Sortir de l’imaginaire uniforme imposé par la culture dominante des États-Unis. Créer de la beauté et combattre la laideur du monde. Nous donner un sens du sacré. Développer notre capacité à penser. Nous donner l’envie de nous engager dans des causes, notamment celle de l’environnement. Il conclut, et c’est une très belle conclusion, en disant que nous avons besoin de réinventer les récits qui fondent notre société. Je suis tout à fait d’accord. La société tient ensemble par le pouvoir de la narration, et les artistes sont les mieux placés pour analyser les histoires qui nous servent de ciment, et pour en proposer de nouvelles.
Il est toujours utile de bien définir les termes dont un essai fait son sujet. Là-dessus, Latulippe ne lésine pas : j’ai compté au moins 46 définitions de l’art, formant chacune un tout petit paragraphe, un peu partout dans le texte. Des exemples 3 respectivement p. 23, 24, 28, 38, 43, 52, 52, 53, 59, 76, 80 :
- L’art permet d’entrevoir la partie immergée de l’iceberg.
- L’art est dangereux.
- L’art nous préserve des idées bon marché.
- L’art est un appel à la cohérence.
- L’art permet de révéler des cathédrales jusqu’alors invisibles.
- L’art est un canal de discussion avec la magie interne du monde.
- L’art est une langue inventée pour que tout le monde se comprenne.
- L’art est une forme de la prière, une liturgie.
- L’art est un peuple qui se permet de réfléchir à voix haute.
- L’art est une forme de l’affranchissement.
- L’art est un arsenal pour refonder le monde.
Je ne sais pas si aller dans tant de directions à la fois est la meilleure manière de circonscrire son sujet, mais il me semble que ça marche bien en ce qui concerne l’art. C’est une drôle de chose, l’art. Ça résiste aux définitions. Nul autre choix, alors, d’énumérer, comme le fait Hugo Latulippe.
Deux passages en particulier m’ont marqué dans ce livre. L’un d’entre eux commence ainsi : « Je suis heurté par la laideur du Québec. Je parle de notre monde automobile, des Tim Hortons, des grandes surfaces en tôle ondulée. […] Je parle de ce jour où je tape “Vieux-Longueuil” dans mon application GPS et qu’elle me mène à un carrefour où il y a des centres d’achats aux quatre coins de rue » (p. 33). Et ailleurs dans le livre 4 OK, techniquement c’est pas le même passage, mais c’est la même idée, fait que, hein , au moment de sortir de la salle de cinéma où il a vu Léolo, son premier film vraiment marquant :
Je me souviens des tapis rose bonbon et des murs lime fluo comme d’une forme de violence. Je me souviens de la laideur du dehors aussi. De ce boulevard [Charest, à Québec, dans le temps qu’il y avait là un complexe Odéon] sordide sur lequel on émergeait après les projections; ce décor d’une mocheté toute nord-américaine, fait de bitume, de bruits, de pots d’échappement et de voitures coincées pare-choc à pare-choc, qui engloutit instantanément la magie des films. (p. 19)
Comment ne pas être d’accord? Parfois, quand je me déplace, je porte attention à l’architecture, à l’environnement bâti, et… c’est rare que je suis impressionné, en dehors des quartiers centraux des grandes villes et de rares villages. Les automobiles, de plus en plus, me donnent une impression de laideur, surtout par accumulation (il me semble que toutes les publicités de char mettent en scène le véhicule dans une solitude parfaite, et ce n’est sûrement pas un hasard). Pourquoi porte-t-on si peu d’intérêt à la beauté de notre environnement? Si le livre de Latulippe peut permettre d’inverser un tant soit peu cette tendance, ça aura valu la peine.
L’autre passage est dans le chapitre sur le sacré. Il décrit un spectacle de Patrick Watson dans le Mile End. Une « messe païenne », dit-il : un moment de conscience collective parmi le public, de communion, de liberté totale par l’art. Il conclut : « Je passe les journées suivantes avec une clarté d’esprit à propos de la vie, des gens que j’aime, du sens des choses et des priorités. Tout m’apparait limpide : ce qui est beau, ce qui est vrai, ce qui est juste » (p. 51).
Nous vivons pour ces moments, je crois.
J’aime bien ce livre parce qu’il permet, pour ceux qui l’ont oublié ou ne s’en sont jamais rendu compte, de remettre l’art au centre de la vie. De saisir son importance. Dernièrement, il m’arrive souvent d’avoir l’impression que l’art est futile; qu’écrire ne sert à rien; que ce ne sont que des distractions pour ne pas penser aux choses importantes.
À ces occasions, je me dis que l’art, est une valeur terminale : une chose à laquelle on accorde de l’importance moins pour ce qu’elle nous apporte d’autre que pour elle-même, intrinsèquement. L’une des choses avec lesquelles on mesure la grandeur d’une culture humaine. Je pense que Latulippe serait d’accord avec moi, mais son livre rappelle que l’art a aussi une valeur instrumentale, en nous offrant des choses elles-mêmes valables, comme un sens du sacré, une posture intellectuelle, une façon de s’engager pour améliorer le monde.
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Pour autant, le livre est loin d’être exempt de défauts. Et son défaut principal me frustre.
Je l’écrivais au début du résumé du livre : Latulippe trouve que le monde va mal. Le coupable a plusieurs noms : « l’empire de l’argent » (p. 14), « la logique néolibérale » (p. 60), « la mécanique par nature toujours croissante du néolibéralisme » (p. 70), « l’avancée des forces conservatrices » (p. 75), etc.
Latulippe est révolutionnaire : « l’art est un brasier », écrit-il. Il « doit être le combustible et la catastrophe; il doit inciter à la désobéissance, à l’insurrection. Du point de vue esthétique autant que sur le plan des idées, la rébellion est de toute façon la seule posture pertinente en 2019 — comme elle l’était en Allemagne en 1933 » (p.71).
Hein?
Je veux dire, oui, le monde est plein de problèmes, les inégalités s’accroissent, nous nous enfonçons dans une crise écologique majeure, et on construit des centres d’achats archi-laids de Longueuil à Shenzhen, mais… La rébellion, vraiment? Comme si on était dans l’Allemagne nazie? C’est peut-être de l’exagération — et alors ça ne fait guère sérieux — ou bien c’est vraiment ce que Latulippe pense — et alors je décroche.
Je me rappelle une chronique de Francis Vailles dans La Presse, parue il y a un an. Il réagissait au discours de la députée solidaire Catherine Dorion sur la solitude, qu’elle a prononcé au début des travaux parlementaires fin 2018. J’ai écouté le discours sur Facebook : il était incroyablement inspirant. Catherine Dorion (quoi qu’on pense d’elle) a un immense talent pour communiquer des idées, lorsqu’on prend le temps de l’écouter.
Catherine Dorion faisait dans son discours des affirmations similaires à celles de Latulippe, sur l’importance que prend l’argent au détriment de tant de choses plus importantes. Mais Francis Vailles souligne, avec raison, que sur bien des aspects, le Québec actuel est à son meilleur, en comparaison du reste de son histoire. Nous travaillons moins d’heures par semaine que dans les années 70. L’espérance de vie est plus élevée qu’avant. Nous avons un meilleur filet social. Il y a moins de morts sur les routes. Moins d’attentats terroristes. Les femmes, les homosexuels, les francophones subissent beaucoup moins de discrimination. Et ainsi de suite.
Sur Facebook, j’ai vu passer un message comme quoi nous achevons, en décembre 2019, la meilleure décennie de l’histoire de l’humanité 5 je ne trouve plus le message original . La pauvreté recule sans cesse dans le monde, à raison de dizaines de milliers de personne par jour. La maladie, la mortalité infantile reculent aussi. Les conflits internationaux se font plus rares. Il se crée de plus en plus d’art et cet art est de plus en plus accessible. La décennie 2000-2009 était aussi la meilleure décennie, avant que nous traversions 2010-2019. Et 2020-2029 sera vraisemblablement encore mieux.
(Il y aurait un article entier à faire sur ce sujet. Je garde ça en tête pour plus tard…)
Tout est loin d’être parfait, et Latulippe a raison lorsqu’il veut nous faire prendre conscience que l’art peut et doit être l’un des outils pour régler nos nombreux problèmes. Il a raison de dire que nous avons besoin d’artistes pour écrire de meilleurs récits sur lesquels fonder notre existence collective. Mais faire la révolution? Non. Ce serait contreproductif.
Latulippe « revendique fièrement son appartenance au monde de l’intuition et des sentiments » (p. 13). Fort bien. Ça ne veut pas dire que ses sentiments reflètent adéquatement la réalité, ni que son intuition peut se substituer à l’analyse. Il cite Jean Désy, qui affirme que ceux qui font des études en sciences devraient obligatoirement être mis en contact avec les arts et la littérature. Absolument! C’est une nécessité! Mais l’inverse est aussi vrai : les artistes et les écrivains devraient obligatoirement être mis en contact avec les sciences naturelles et sociales. Latulippe aurait écrit un livre plus puissant s’il avait mieux maîtrisé, par exemple, les concepts économiques qu’il soulève. Il affirme, notamment, que l’idée d’une croissance infinie dans un monde fini est absurde; sans être spécialiste, je sais que de nombreux économistes pensent le contraire 6 voir par exemple ce texte , car il est possible de créer de la valeur sans consommer davantage de ressources — c’est d’ailleurs ce que fait l’art!
Ces défauts n’annulent pas les mérites du livre. C’est une bonne lecture, qui fait du bien et qui donne espoir. Espoir, notamment, que Hugo Latulippe poursuive son engagement politique et devienne, avec le temps et l’expérience, un meilleur politicien. Je nous le souhaite. Nous en avons besoin.
Hugo Latulippe, Pour nous libérer les rivières : Plaidoyer en faveur de l’art dans nos vies, Montréal, Atelier 10, « Documents », 16, 2019, 84 p.
Permaliens