Détail d’une Carte générale de l’Afrique divisée en plusieurs royaumes de 1829. L’« I. S. Mathieu » est juste en bas du mot « Équinoxiale » au centre.
- Où : dans l’Atlantique, à l’ouest de l’Afrique et 1000 km au nord de l’île de l’Ascension
- Quand : supposément découverte le jour de la Saint-Mathieu (le 21 septembre) en 1516, apparaît sur des cartes jusqu’aux XIXe et peut-être début XXe siècles
- Aussi connue sous les noms de : S. Matheo, S. Matheus, S. Matheo, S. Matthew, St. Mathew, St. Mathäus, St Mattheus
- Pourrait être : une confusion impliquant l’île d’Annobón, située à la même latitude dans ce qui est maintenant la Guinée-Équatoriale
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Par un malheureux hasard, je me suis retrouvé dans le même ascenseur que mon chef d’équipe, Sébastien, le matin où il revenait de voyage.
— J’ai booké la grande salle de réunion pour 11h30, il a dit après les salutations d’usage. On va tous se mettre à jour à ce moment-là, si ça te va.
— Parfait, ai-je répondu tout en camouflant l’horreur que je sentais se répandre dans mon abdomen.
J’avais rien fait des deux dernières semaines. En tout cas, presque rien. D’une certaine façon, j’avais une excuse : la compagnie où on travaillait (Wispyr Solutions de Sécurité par Enchantement, inc.) fonctionnait un peu au ralenti. C’était l’été, et on n’avait pas de gros nouveaux projets. J’étais surtout responsable de la maintenance pour un enchantement majeur qui constituait 20 à 25% des revenus de la compagnie, à savoir la dissimulation physique et cartographique d’une île au large des côtes africaines, pour un client dont l’identité m’était inconnue mais qui était presque certainement une organisation militaire ou paramilitaire. Ça demandait heureusement pas grand-chose d’autre que du monitoring et la résolution occasionnelle de bogues mineurs.
On aurait pu croire que ces deux semaines avaient été une oasis de paix et de tranquillité, sans personne pour surveiller ce que je faisais. C’est vrai, mais c’est pas vraiment ce que je ressentais.
J’arrivais chaque matin au bureau en me disant qu’aujourd’hui serait le jour où je serais enfin productif. Je passerais à travers une longue liste de tickets ouverts dans notre système de gestion des bogues, Kinesis, ou alors je trouverais une occasion de faire preuve d’initiative en suggérant un nouveau projet, ou au minimum je me mettrais à jour quant aux derniers développements dans mon domaine en lisant des tutoriels sur WizardSpellBlog.mag.
Mais aussitôt assis devant mon miroir magique, je passais trente minutes à regarder les tickets ouverts en me disant qu’aucun n’était si urgent que ça, et finalement je lisais les nouvelles pendant une heure, avant d’aller me faire un café en prenant vraiment mon temps. Je croisais mon collègue Jason, engagé comme magicien à peu près en même temps que moi il y a deux ans et demi. Je prétendais être submergé de travail. Il prétendait la même chose. Un coup d’œil furtif sur son miroir magique dix minutes plus tard révélait qu’il se magasinait des chaussures sur FlyingCarpetDelivery.mag. Décidant que c’était le moment d’être un meilleur employé que Jason, je sélectionnais un des tickets et tentais de comprendre le bogue dans la formulation du sort en question. Un brouillard persistant dans les environs de l’île Saint-Mathieu était apparu sur certaines images satellites, ce qui suggérait un problème intermittent avec l’enchantement de diffraction atmosphérique. Si j’étais chanceux, c’était seulement une petite erreur logique dans une ligne du sort, réglée en un quart d’heure et ajoutée à la version maîtresse de l’enchantement dans SpellBuilder après vérification par les magiciens spécialisés en assurance qualité. Le brouillard redeviendrait invisible et je pourrais passer le reste de la journée sans faire grand-chose, mais avec le sentiment du devoir accompli. Si la chance était moins de mon côté, le problème était lié à une mise à jour dans le grimoire de sorts météorologiques qu’on avait acheté il y a 8 ans et qui ne fonctionnerait plus sans passer une semaine à réparer tous les petits pots cassés. Ça pouvait attendre, et de toute façon c’était Sébastien, le spécialiste des dépendances tierces, donc mes tentatives de débogage en son absence se solderaient presque certainement par un échec. Tant qu’à perdre mon temps là-dessus, j’allais dîner sans arrêter mon compteur d’heures, avant de passer l’après-midi à gérer le même conflit permanent entre désir de travailler et désir de procrastiner. La procrastination possédait un avantage décisif. À travers tout ceci, je faisais face à un défi permanent qui consistait à faire taire la petite voix qui commençait à se demander si je méritais vraiment le très bon salaire que me versait Wispyr deux fois par mois, en plus du généreux programme de contributions à mon épargne-retraite.
Ceux qui ne bénéficient pas des excellentes conditions de travail de l’industrie de la magie trouveront sans doute que je me plains la bouche pleine. Je les comprends, et je ne cherche pas à faire pitié. Mais je mentirais si je disais que j’étais heureux. Quelque chose, dans ma situation professionnelle, ne tournait pas rond. Je n’arrivais plus à pratiquer la magie avec enthousiasme. Et donc j’avais de plus en plus peur de ce que je dirais à Sébastien à son retour. Je songeais à démissionner juste pour éviter la conversation malaisante que je sentais venir.
La conversation malaisante était bookée pour 11h30. Il était 9h. J’avais deux heures et demie pour accomplir quelque chose, n’importe quoi, qui me permettrait de bien paraître devant Sébastien et les autres membres de l’équipe. Régler deux ou trois tickets, au minimum.
J’ai échoué. Distrait par une combinaison de niaisage sur les médias sociaux et de crainte sur mon avenir professionnel, j’ai juste réussi à écrire une liste de tâches dans Kinesis pour documenter le ticket « STMA-844 : Intégrer les améliorations du framework Ortelius v. 1.18 aux enchantements liés à la cartographie pré-1900 ».
Sébastien a ouvert la réunion en parlant de ses vacances au Mexique, qu’il avait fait précéder d’un congrès international de magiciens à Orlando. Il y avait selon lui d’excitantes possibilités de collaborer avec une compagnie établie à Boston qui se spécialisait dans les enchantements maritimes, des sorts complexes pour éviter les tempêtes et optimiser les trajets en fonction de la météo, ce genre de truc. J’écoutais juste d’une oreille en préparant mentalement ce que j’allais dire quand ce serait mon tour.
Jason a raconté qu’il avait passé la dernière semaine à travailler sur une preuve de concept utilisant le nouveau langage Llull, qui selon lui simplifiait beaucoup la syntaxe des métaformules magiques et nous permettrait d’assembler nos enchantements 10% plus vite. Marie-Lune, la stagiaire, a fait un rapport sur l’avancement de son projet, qui consistait à tester certains de nos sorts sur des installations situées près de zones habitées. Maxime était pas là, il était en arrêt de travail pour épuisement professionnel depuis le début de l’été. Tout le monde s’est donc tourné vers moi. J’ai bullshité comme j’ai pu.
— Écoute, c’était un peu lent cette semaine, je me suis surtout concentré sur des petits tickets qui finalement étaient pas si petits que ça… STMA-844, par exemple, c’est moins trivial que je pensais, y a beaucoup de diversité dans la façon que l’île Saint-Mathieu était représentée sur les vieilles cartes. Juste l’orthographe, par exemple, c’était pas standardisé, Saint Matthew par exemple, des fois avec un T, des fois avec deux… Ça va prendre de la recherche, parce que la mise à jour d’Ortelius règle pas tous les soucis, il va falloir des sorts de reconnaissance optique, mais c’est vraiment pas au point pour l’instant. Enfin bref, c’est pas mal ça, j’ai avancé un petit peu comme ça dans plein de petites tâches, mais rien de super important.
— Super, a dit Sébastien. Tu peux continuer là-dessus pour l’instant, on s’en reparle demain quand j’aurai eu le temps d’organiser le prochain sprint.
— OK.
— Par contre… En fait, veux-tu rester avec moi cinq minutes après la réunion? J’ai quelque chose à te dire.
Un abysse sans fond s’est ouvert dans ma poitrine. J’allais être renvoyé, c’est sûr. Sébastien avait vu clair dans mon jeu. Au mieux, je serais mis en période de redressement. Je ne parviendrais évidemment pas à me redresser, et je devrais quitter Wispyr. Je me retrouverais en recherche d’emploi, au moment où l’industrie de la magie tournait un peu au ralenti, sans bénéficier d’une recommandation de mon dernier employeur. Ce serait l’enfer. Je regrettais déjà le jour où j’avais décidé sur un coup de tête d’étudier la magie à l’université. L’attrait du titre de « magicien », à une époque où j’avais aucune idée de ce que ça impliquait, être magicien professionnel dans une compagnie.
J’ai échangé un regard avec Jason pendant qu’il quittait la salle de réunion avec Marie-Lune. Je crois qu’il me souhaitait silencieusement bonne chance.
— Bon, a dit Sébastien quand Marie-Lune a refermé la porte. Je sais pas trop comment te dire ça, mais…
— Peut-être que tu devrais juste aller droit au but, ai-je dit pour couper court à mes souffrances.
Il a hoché la tête.
— T’as raison. Voilà. J’ai accepté un poste chez un autre employeur. Je te dirai pas qui, c’est pas encore 100% officiel et j’en n’ai pas parlé à personne, donc garde ça pour toi. Mais je devrais quitter Wispyr en octobre ou novembre.
La surprise m’a empêché de réagir pendant trois longues secondes.
— Euh, ah bon! Cool? Félicitations?
— Merci. C’est un gros move, après 14 ans passés ici, mais ça va me faire du bien. Évidemment, ça implique une certaine réorganisation dans l’équipe. Ça va être mon focus pendant les 2-3 prochains mois. Passer les dossiers à mon successeur, etc.
— T’as un successeur en tête?
— Oui, ben, logiquement, ça serait Maxime, mais… bien franchement, je suis pas sûr qu’il va revenir de son arrêt de travail. Et même s’il revient, je doute que ça l’intéresse d’avoir des nouvelles responsabilités et le stress qui vient avec. Donc… donc c’est pour ça que je voulais te parler. Et plus tôt que tard. Je voulais te demander si ça t’intéresserait potentiellement de devenir chef d’équipe.
La surprise m’a empêché de réagir pendant dix très longues secondes. Constatant cela, Sébastien a poursuivi :
— Je sais que ça fait pas très longtemps que t’es à Wispyr, mais t’as accompli un très bon travail pendant les deux dernières années, et j’ai l’impression que tu serais parfaitement capable de gérer une petite équipe. Je te vois plus faire un travail de priorisation, de planification, etc. que Jason, par exemple, qui est plus calé dans les aspects très techniques de la magie. Bref, si ça t’intéresse, je vais en parler à Martin quand je vais lui annoncer mon départ. Ça serait de lui que tu répondrais à l’avenir. S’il approuve, bien sûr.
Martin, c’était le président et fondateur de Wispyr. Un magicien assez exceptionnel, titulaire d’un doctorat et d’une immense intelligence. L’idée qu’il n’y ait plus personne entre lui et moi m’intimidait un peu.
Mais ça valait sûrement mieux que faire semblant que j’aimais ma job jusqu’à ce que, comme Maxime, je fasse un burnout moi avec.
— Ah, a dit Sébastien, et si tu te posais la question, ça viendrait avec une pas pire augmentation salariale, évidemment.
— D’accord. Euh. Écoute, tu me prends par surprise, il va falloir que j’y pense un peu. Mais, a priori, oui, ça m’intéresse.
— Excellent! On s’en reparle très bientôt. Pas un mot à personne pour l’instant, on est d’accord?
— On est d’accord.
On est retournés à nos miroirs magiques respectifs. STMA-844 était toujours ouvert. J’ai balayé l’air devant le miroir pour fermer Kinesis. J’avais pas la tête à travailler là-dessus aujourd’hui. De toute façon, ça pouvait attendre. Jugeant que mon futur poste de magicien sénior le justifiait, j’ai invoqué FlyingCarpetDelivery.mag et je me suis magasiné de nouvelles chaussures.