Carte de l’Australie et du Pacifique par Adolf Stieler, 1826. L’île « D. Maria Laxara » est visible tout en haut, au nord des îles Sandwich (Hawaï).
- Où : dans le Pacifique, au nord ou à l’est d’Hawaï. Autour de 27 degrés nord et 140 degrés ouest.
- Quand : du 17e siècle au début du 19e
- Aussi connue sous le nom de : Dona Maria de Lajara, Maria de Laxara, Maria Laxar
- Pourrait être : l’une des îles Bonin (ou Ogasawara) (27 degrés nord et 140 degrés est)
//
María de Lajara s’est jetée dans la mer.
Son père, don Juan de Lajara, affirme qu’elle était instable, sujette à l’hystérie. Avant de partir, à Manille, elle avait éclaté en crise à l’idée de faire ce long voyage. Un démon particulièrement féminin, disait don Juan, s’était emparé de María depuis quelques années déjà. Elle se fâchait pour un oui ou pour un non. Sa mère, doña Catalina, blâmait le climat étouffant des Philippines. Son père y voyait plutôt une preuve de la faiblesse de son genre. Ah, la violence que nous, femmes, subissons chaque sainte journée! C’est cela, j’en suis persuadée, qui causait son mal-être.
María de Lajara s’est jetée dans la mer.
Deux jeunes hommes bien, le troisième officier du galion et le fils d’un planteur de Nouvelle-Espagne, se sont précipités dans l’eau, retenus par des cordes. Ils espèrent sauver María. Par cet acte d’héroïsme, ils croient pouvoir se mettre dans les bonnes grâces de sa famille. Tous deux, en vérité, font une cour discrète à María depuis le départ. Nulle, sur ce navire, n’a sa beauté; à cela s’ajoutent la richesse de son père et le prestige de son nom. Celui qui l’épousera vivra heureux, pensent ces deux prétendants naïfs alors qu’ils nagent avec difficulté dans les hautes vagues d’une mer sombre. Il pleut. C’est le crépuscule, mais le soleil est invisible. Le ciel est du gris de l’encre. La silhouette d’une petite île est à peine visible à l’horizon. Les deux sauveteurs cherchent mais ne trouvent pas.
María de Lajara s’est jetée dans la mer.
Elle n’aurait jamais aimé ni le troisième officier du navire, ni le fils de planteur. Elle en aurait peut-être épousé l’un des deux, si son père avait insisté; mais c’eût été un mariage sans joie, sans amour. Si elle eût porté un enfant, c’eût été le fruit non pas de la passion, mais de la douleur et de la domination masculine. María détestait les hommes. Elle détestait son père. Elle détestait ceux qui lui faisaient la cour, et elle détesterait celui qui la sauverait. Elle détestait les matelots, tous les hommes de basse naissance qui lui jetaient des coups d’œil où elle percevait l’instinct animal, barbare, du mâle en rut.
María de Lajara s’est jetée dans la mer.
L’officier et le fils de planteur ont crié. Ils pensent l’avoir vue. Ils nagent avec ardeur à travers des flots violents comme les systèmes du patriarcat. Mais María a disparu à nouveau. Le crépuscule teinte la mer d’un vert presque noir. On n’y verra pas beaucoup plus longtemps. S’ils ne repêchent pas María très bientôt, on ne la reverra jamais. Son tombeau sera cet océan, cette mer qu’on dit Pacifique et qui pourtant, comme un homme placide sous l’effet d’une émotion incontrôlable ou d’un désir féroce, peut devenir agressif à tout moment. Sa stèle funèbre sera cette île inconnue à l’horizon.
María de Lajara s’est jetée dans la mer.
C’est moi qu’elle aimait. Je l’aimais aussi. Notre amour était interdit. À Manille, nous le vivions en cachette, dans les grands jardins qui ceinturent les manoirs où résident nos familles riches, coloniales, pillardes. Sur ce grand galion, qui n’est pas si grand lorsqu’on y est confiné pendant des semaines, nous n’avions pas la discrétion nécessaire. Nous échangions des regards lourds de désir et d’impatience. Nous écrivions des lettres passionnées, dans lesquelles nous disions notre hâte d’atteindre Acapulco et la Nouvelle-Espagne — mais aussi notre crainte d’être séparées, car j’étais promise à un marchand vivant à Mexico, que je devais épouser sitôt arrivée. Pourrions-nous, en Amérique, nous voir aussi souvent que voulu?
María de Lajara s’est jetée dans la mer.
J’aurais préféré que don Juan de Lajara nous découvre dans un moment d’intimité; au moins nous aurions eu une dernière passion ensemble. Mais ce sont les lettres qu’il a trouvées. Furieux, il est descendu dans la cabine où María, moi-même et les autres jeunes filles passions notre temps. María brodait. Je lisais un roman. Son père a brandi la pile de lettres. Ils nous a crié après, a dit que ce que nous ressentions était contre nature et contre Dieu. Il nous a interdit tout contact et a juré qu’une fois à Acapulco, nous ne nous reverrions jamais.
María de Lajara s’est jetée dans la mer.
Il fait trop sombre désormais. L’officier et le fils de planteur sont remontés à bord. María est perdue.
María de Lajara s’est jetée dans la mer.
Je suis perdue, moi aussi. Les hommes ont gagné, encore. Ils gagnent toujours. Bientôt je vivrai dans une hacienda des Indes occidentales, mariée à un homme ayant trois fois mon âge, et j’élèverai des fils qui iront conquérir des femmes, et des filles qui attendront d’être conquises. Parfois je me remémorerai les rares moments passés avec mon vrai amour, María de Lajara, disparue en mer près d’une île sur laquelle je n’aurai jamais mis les pieds. Je me surprendrai à espérer que Dieu prenne pitié d’elle et lui accorde un miracle. Qu’elle devienne une belle sirène, éternellement jeune et sensuelle au fond de l’océan, là où nul homme ne pourra jamais la toucher. Qu’elle devienne une légende qui les trouble, qui attise leur désir, mais sans jamais leur donner satisfaction.
María de Lajara s’est jetée dans la mer.