Carte du Pacifique par Abraham Ortelius, 1595. On voit « Los Iardinos » à gauche, au nord de la grosse Nouvelle-Guinée jaune.
- Où : dans le Pacifique Nord, quelque part dans les îles Carolines ou les îles Marshall. La position hypothétique des îles Los Jardines a évolué avec le temps; voir ce lien pour une représentation cartographique des diverses positions possibles.
- Quand : « découvertes » en 1528, « redécouvertes » plusieurs fois, retirées définitivement des cartes par l’Organisation hydrographique internationale en 1973.
- Aussi connues sous le nom de : Los Iardinos, Los Buenos Jardinos, Les Jardins, The Gardens, île Marshall.
- Pourraient être : l’atoll de Bikini, l’atoll de Kwajalein ou l’atoll d’Ujelang, entre autres.
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Une demi-heure avant la plus grande gaffe de mon existence, j’étais juste en dehors de la salle de bain de l’Unité résidentielle 1, à bord d’une immense île artificielle rattachée à la côte hawaïenne, pendant que l’homme le plus riche du monde était à l’intérieur avec sa copine. Ils testaient la pression du robinet.
— La pression est pas pire, a fait la voix de l’homme le plus riche du monde.
Il avait raison. La pression était bonne, grâce à l’excellent travail de l’équipe d’ingénierie hydraulique. S’il prenait à l’homme le plus riche du monde l’envie de le demander, j’étais fin prêt à lui fournir une explication technique du procédé de traitement des eaux, du dessalement au recyclage, dans le niveau de détail et de concision qu’il désirait. Je m’étais pratiqué, trois intenses journées durant. Je connaissais tout sur tous les systèmes et sous-systèmes de l’Île-station flottante Los Jardines. J’étais prêt pour n’importe quoi.
Il a rien demandé. Sa copine et lui sont sortis de la salle de bain et m’ont suivi dans la cuisine, où ils ont commencé à ouvrir les armoires. Elles étaient vides.
J’ai regardé la copine. Une top model, évidemment. Originaire d’un pays du Moyen-Orient, j’ignore lequel. Elle avait rien dit encore, à l’exception de « mmh-mmh ». Chaque fois que l’homme le plus riche du monde énonçait un commentaire, elle faisait cette espèce de moue sensuelle que font les top models, et disait : « mmh-mmh ».
Pas que ses commentaires à lui soient bien plus intéressants. Sa seule intervention qui ait pas été absolument dépourvue de contenu, ça avait été quand il était débarqué de l’hélicoptère :
— J’ai quarante-cinq minutes, montrez-moi les meilleurs bouts.
J’avais commencé à déballer le pitch de vente que j’avais préalablement répété, mais il m’a fait taire d’un geste de la main. Tu, je me suis. Mon boss, qui est aussi mon frère, avait été formel là-dessus : l’homme le plus riche du monde aimait pas qu’on lui explique des choses pour lesquelles il avait pas demandé d’explications.
Mon frère ne m’avait pas dit que l’homme le plus riche du monde ne demanderait d’explications sur rien.
— Wow, y a tellement d’espace de rangement! s’est exclamée la copine après avoir ouvert trois ou quatre armoires.
C’était un développement inattendu. Il s’agissait de sa contribution la plus substantielle à la conversation jusqu’ici. Mais ni moi ni l’homme le plus riche du monde n’avions quelque chose à dire en réponse, alors on n’a rien dit.
On a fermé toutes les armoires et on a traversé la salle à manger jusqu’à de magnifiques portes françaises qui s’ouvraient sur le patio et le lagon. Le milieu de l’île artificielle était un bassin d’eau parfaitement circulaire de presque un kilomètre de diamètre. On pouvait l’utiliser à la fois pour la récréation et pour l’aquaculture. Sous le grand anneau qui constituait la partie solide de l’île, on trouvait des filets qui avaient comme fonction d’isoler le lagon de la haute mer, mais aussi d’attraper des poissons grâce à un ingénieux mécanisme automatisé, ainsi que de servir de support physique à la culture d’algues. Les poissons et les algues seraient deux sources importantes de nutrition en cas d’échec des routes commerciales internationales à cause, par exemple, d’un effondrement de la civilisation. Tout cela avait été conçu par des ingénieurs de grand talent. Il existait rien de tel ailleurs. Bien entendu, j’ai rien dit de tout ça. J’ai juste dit :
— L’eau est un beau bleu, hein?
La copine a répondu par l’affirmative. Elle a dit :
— Mmh-mmh.
L’homme le plus riche du monde a quant à lui hoché la tête. Il se tenait debout au bord du lagon. Il regardait droit devant. La Serre 2A et l’Unité résidentielle 5 étaient visibles de l’autre côté. Je me suis demandé ce à quoi il pensait. Cet homme avait fait sa fortune en révolutionnant le monde des appareils électroniques personnels, puis investi presque toute cette fortune afin de révolutionner les médias sociaux, puis investi presque toute cette nouvelle fortune dans le but de révolutionner l’industrie des satellites, ce qu’il était selon l’avis général en train de réussir, même s’il avait accumulé au passage un nombre considérable de haters anti-capitalistes. À un autre moment de ma vie, j’en aurais été un. Mais maintenant, j’avais surtout envie de savoir ce qui se passait dans sa tête. Il était strictement impossible que ses pensées ne soient pas archi-intéressantes. On devient pas aussi riche tout en ayant une vie intérieure plate à mort.
Il s’est penché. A touché l’eau.
— L’eau est bonne, il a dit. Pensez-vous qu’on pourrait faire une saucette?
— Euh, bien, mais, oui, je veux dire, bien sûr, monsieur, ai-je répondu.
J’avais presque perdu contenance. Il avait posé une question!
Quelques minutes plus tard, on s’était tous les trois changés en maillots de bain. Les maillots montraient le logo de Los Jardines, inc. On s’était préparés à l’éventualité d’une « saucette », bien évidemment. La copine s’était couchée sur un gros flamant rose gonflable. Le flamant rose montrait le logo de Los Jardines, inc. Quant à l’homme le plus riche du monde et moi, on s’était installés dans l’eau, près du bord, comme si on relaxait dans une piscine avec des verres de limonade. On était silencieux. À ce moment-là, j’aurais pu tuer pour avoir une conversation intéressante. On était sur la première île artificielle autosuffisante capable de survivre à un désastre planétaire, crisse! Une merveille de technologie et de design, construite spécifiquement pour les ultrariches désireux d’acquérir une base mobile pour faire du seasteading! Pourquoi avait-il l’air de s’en câlisser?
À la fin, je n’ai pas tué. Mais j’ai fait une gaffe.
— Vous allez l’acheter, n’est-ce pas?
L’homme le plus riche du monde m’a considéré avec un intérêt poli.
— Vous allez acheter cette île artificielle, ai-je poursuivi, puis déménager dessus si les changements climatiques détruisent le monde ou quelque chose?
— Je n’ai pas encore pris ma décision, a dit l’homme le plus riche du monde.
— J’imagine que vous avez d’autres options. Il y en a qui disent que votre compagnie est en train de construire une colonie spatiale secrète en orbite. Vous pourriez vous réfugier là.
— Vous n’êtes pas censé essayer de me vendre cette île?
— Oui, ai-je dit. Mais ça change pas grand-chose, parce que je vais perdre dans un cas comme dans l’autre, non? Si vous l’achetez pas, la compagnie — la compagnie de mon frère — va probablement faire faillite, parce qu’avec le ralentissement économique actuel on n’a pas ben ben d’autres acheteurs potentiels. Si vous l’achetez, alors je garde ma job, mais quand la catastrophe climatique va arriver, je suis pas plus avancé.
L’homme le plus riche du monde avait l’air sincèrement confus.
— Pourquoi êtes-vous ici, alors, à vendre des îles artificielles à des milliardaires?
— Longue histoire, j’ai répondu.
J’allais raconter comment j’étais passé de diplômé en littérature sans le sou, vivant avec des colocs dans un appartement médiocre dont les robinets laissaient couler l’eau avec la pire pression imaginable, à employé d’une compagnie technologique qui devait sa job à la pitié de son frère, à seule personne disponible pour accueillir un acheteur intéressé à cause de raisons complexes qui impliquaient un accident de ski, deux maladies infectieuses distinctes, et une conversation téléphonique avec mon frère alité dans un hôpital où j’avais dû jurer sur la tête de notre mère que mes tendances de gauchiste anti-bourgeois étaient décidément chose du passé — mais l’homme le plus riche du monde a hoché la tête, comme si « longue histoire » était pour lui une réponse satisfaisante. Ugh, pourquoi était-il si plate?
Le flamant-avec-copine est venu flotter à proximité.
— J’aime le lagon, a dit la copine avec un accent qui semblait avoir été sélectionné scientifiquement pour maximiser le sex-appeal. Vas-tu l’acheter?
— Je sais pas encore, ma chérie, a dit l’homme le plus riche du monde.
— Mmh-mmh, a dit la copine.
Je n’en pouvais plus.
— Hé, euh…
— Yasmina, elle a dit.
— Yasmina. Penses-tu que c’est équitable? Que ton… que ton copain achète cet endroit et s’en serve pour éviter les problèmes qui affectent le reste du monde?
— Je pense que c’est bien d’éviter les problèmes, a dit Yasmina.
Le lent courant circulaire du lagon a éloigné le flamant et Yasmina avant que je puisse penser à une bonne réplique.
L’homme le plus riche du monde se taisait à nouveau. Il était sans doute encore possible, à ce point-là, de minimiser les dommages. J’aurais pu m’excuser pour mes questions gossantes. Juste me fermer la boîte aurait probablement suffi. Mais ça aurait rendu la situation ennuyante au point de dépasser mon seuil de tolérance, alors j’ai plutôt dit :
— Pensez-vous qu’elle a raison? Que c’est sage d’éviter les problèmes au lieu d’essayer de les résoudre?
La plus infime trace d’irritation s’est faite visible sur le visage de l’homme le plus riche du monde.
— Vous pensez que je ne travaille pas à résoudre des problèmes? il a dit.
— Eh bien, certains diraient que vous créez de nouveaux problèmes, même. Vos lancements de fusées émettent plus de carbone que l’industrie aérienne au grand complet. Ou quelque chose comme ça.
— Cette idée qui circule et que vous répétez est un bel exemple de désinformation. C’est complètement faux. Mais quand bien même ce serait vrai, vous imaginez bien que nous sommes conscients du coût environnemental de nos activités. En fait, nous dépensons beaucoup de nos ressources pour les atténuer et les compenser.
Son agacement était désormais clairement visible. Je devais déjà savoir, inconsciemment, que le scénario était en train de déraper. J’aurais pu prédire que j’allais être congédié par mon frère très bientôt. Et pourtant — j’avais réussi à faire parler le milliardaire! Il disait des choses intéressantes! Comment arrêter, maintenant?
— Je veux dire, vous pourriez simplement ne pas envoyer tous ces satellites là-haut, ai-je dit. Je comprends qu’ils soient utiles, mais sûrement pas au point de rendre l’atmosphère invivable.
— Je vous en prie, il a dit avec exaspération, s’il faut absolument que nous ayons ce débat, le moins que vous puissiez faire est de ne pas être ennuyant. Vous venez de reformuler le même argument sur les coûts environnementaux qu’il y a une minute. On a déjà réglé la question.
C’était lui qui m’accusait d’être ennuyant? L’audace! Le culot!
— On n’a certainement pas déjà réglé la question, j’ai dit. Mon point, c’est que vous accumulez une fortune en faisant des choses qui détruisent lentement la planète, et vous utilisez ensuite cette fortune pour vous magasiner une île artificielle autosuffisante où aller vivre si tout s’effondre, alors que vous pourriez simplement ne pas faire les choses qui détruisent la planète.
— Dit celui qui travaille comme vendeur d’îles artificielles autosuffisantes.
— C’est un argument ad hominem, ça! Je sais très bien que ma situation professionnelle est en contradiction avec ce que je dis. Ça veut pas dire que je peux pas penser par moi-même.
L’homme le plus riche du monde a soupiré.
— C’est vrai. Pardon. Vous avez raison.
Il a placé ses bras relativement musclés sur le bord du lagon et s’est poussé en dehors de l’eau. Je l’ai suivi. Yasmina flottait encore sur son flamant, à mi-chemin entre ici et l’Unité résidentielle 2. Elle semblait s’être endormie.
— Vous avez raison, a répété l’homme le plus riche du monde tout en s’essuyant à l’aide d’une serviette portant le logo de Los Jardines, inc., mais alors vous comprenez sûrement que je peux penser par moi-même, moi aussi. J’envoie des satellites dans l’espace parce que je pense que les satellites, tout considéré, améliorent la vie des gens. Les marchés sont d’accord avec moi, et c’est pourquoi la compagnie vaut plusieurs milliards.
J’ai attrapé une serviette moi aussi.
— Évidemment que vous, vous pensez que les marchés se trompent jamais.
— Non, ce que je dis, c’est que les marchés montrent que beaucoup de gens sont d’accord avec moi. Ils peuvent se tromper, naturellement. Je peux me tromper. Je m’inquiète de ça en permanence. Et si les investisseurs avaient des raisons de croire que les satellites causent plus de tort, y compris en ce qui concerne le climat, que tout le bien qu’ils apportent à la société, alors la valeur de ma compagnie baisserait. Je remarquerais ce signal et je corrigerais mes plans. Je ferais en sorte d’atténuer et compenser encore mieux les torts, ou alors, s’il n’y avait pas d’autre option, j’arrêterais carrément de lancer des fusées.
— Désolé, mais ça ressemble à un prétexte trop commode. Ce que vous dites, c’est « je peux me tromper, mais je me trompe pas, alors je vais juste continuer à faire ce que je faisais peu importe. »
— À un certain point, il faut peser les pour et les contre et prendre une décision finale. Je pourrais dire la même chose de vous. Vous craignez de causer du tort en me vendant cette île artificielle, mais en fin de compte vous estimez que les bénéfices d’avoir cet emploi l’emportent.
— Il faut bien que je gagne ma vie…
— Bien sûr, et je trouve votre emploi très utile.
— … mais vous, vous en avez pas besoin. Vous êtes indépendant de fortune.
— Oui, je suppose que je pourrais prendre ma retraite, donner des milliards de dollars à des causes environnementales, et ne rien faire pour le reste de ma vie. C’est ce que je devrais faire, d’après vous?
— Ben, peut-être.
— Je sais pas, ça a l’air un peu plate.
J’ai ouvert la bouche, sans rien dire. Je pouvais pas vraiment argumenter contre ça. L’homme le plus riche du monde a haussé les épaules et est entré dans l’Unité résidentielle pour se changer. Je suis resté là une minute ou deux, un peu confus.
Dans le lagon, Yasmina avait réalisé qu’on était sortis et tentait de diriger le flamant rose vers nous. Elle pagayait avec ses mains sans parvenir à avancer. C’était un peu pathétique. Je suis retourné dans l’eau pour l’aider.
La visite était censée passer ensuite par la Serre 1. Les serres étaient la fierté de mon frère, qui malgré son destin de fondateur de startup avait toujours rêvé d’être agriculteur. Elles étaient à l’origine du nom de notre compagnie : Los Jardines, une île mythique couverte de jardins luxuriants. Un soin inouï avait été apporté aux systèmes biologiques et hydrologiques pour leur permettre de produire une grande variété d’aliments même en cas d’apocalypse planétaire. L’homme le plus riche du monde, pensait mon frère, serait séduit.
Mais quand on s’était tous habillés et que j’ai voulu diriger l’homme le plus riche du monde et Yasmina vers les portes de la Serre 1, l’homme le plus riche du monde a parlé.
— Je pense qu’on a vu ce qu’il y avait à voir. Merci beaucoup pour l’excellente visite. Votre équipe a fait du très bon travail.
C’est là que j’ai compris à quel point j’avais fait une gaffe.
L’homme le plus riche du monde et sa copine sont retournés vers leur hélicoptère. Une fois à bord, il m’a envoyé la main. Je savais que je ne le verrais plus jamais de ma vie.
Je suis resté seul sur l’immense atoll artificiel, une merveille technologique, un exploit d’ingénierie et de design comme nul autre. Les serres brillaient sous le soleil hawaïen de fin de journée. Le lagon était du bleu turquoise le plus parfait qu’on puisse imaginer.
C’était probablement la dernière fois que je posais les yeux dessus. Mon frère allait me congédier, maintenant que j’avais échoué à la tâche la plus importante. Je serais de retour à la case départ, sans emploi ni argent, et des liens familiaux rompus pour couronner le tout. Et pourtant, la seule chose à laquelle j’arrivais à penser, tandis que je marchais sur la passerelle qui menait vers la terre ferme, c’était ceci : l’homme le plus riche du monde, l’avais-je ennuyé?