Zanara

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  • Où : en Toscane en Italie, près de Monte Argentario, dans la mer Tyrrhénienne entre les îles Giglio and Giannutri.
  • Quand : apparaît dans le travail du cartographe Gérard Mercator en 1589 et disparaît vers 1720.

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J’ai arpenté les rues grandioses de Nouveau-Tecnochtitlan, capitale impériale de l’Amérique du Nord, et vu le plus grand gratte-ciel au monde, 1 km de haut, dédié à Tlaloc, dieu de la pluie, et Huitzilopochtli, dieu de la guerre. J’ai navigué à travers le plus grand océan de la planète, l’océan Oriental, que nous appelons Pacifique, entièrement sous la férule d’une civilisation chinoise plurielle et richissime, de l’Australie à l’Alaska à la Terre de Feu, héritage des explorations de Zheng He et ses bateaux-trésors. J’ai visité un monde où Napoléon a remodelé l’Europe, reconquis le Canada, conservé la Louisiane, et fait de Paris le centre d’un Occident autocratique engagé dans une guerre froide avec l’Alliance d’Amérique latine et son arsenal nucléaire contrôlé depuis Buenos Aires. J’ai parcouru en train haute vitesse le Proche-Orient grec, de Byzance jusqu’à la république de Gandhara, lieu saint du gréco-bouddhisme, première religion par le nombre de ses pratiquants si l’on compte sa branche hétérodoxe qui s’est répandue en Afrique de l’Est, en Indonésie et au Japon, déclenchant il y a cent ans de terribles guerres de foi.

J’ai visité toutes ces choses et je suis revenu chez moi, à Montréal, juste à côté de la plus grande puissance, les États-Unis d’Amérique, pays anglophone et lointain héritier de l’Empire britannique, où la révolution industrielle s’est mise en marche il y a deux siècles et demi. Mais je n’allais pas rester à la maison longtemps. Avant de partir vers des lignes du temps alternatives, j’avais réservé un vol vers Rome pour deux jours après mon retour. Je voulais en savoir plus sur l’énigmatique fondateur de l’agence de voyage Ucronia, qui m’avait concocté cet itinéraire exotique.

Il s’appelait Elio Rosa et était réputé vivre à Zanara, une île au large de la Toscane. On le disait reclus, mais je voulais prendre le risque de tenter de l’interviewer. Les articles de nouvelles sur Ucronia étaient invariablement laconiques. Avec un peu de chance, je pourrais faire mieux.

À Rome, j’ai loué une voiture et, en soirée, pris un hôtel dans un village de la presqu’île de Monte Argentario. Le lendemain, je me tenais sur le bord de la mer, face au sud-ouest. Il faisait humide et une légère brume estompait les détails, mais à ma droite je pouvais distinguer l’île de Giglio. À ma gauche, la petite masse de l’île de Giannutri. Entre les deux : l’horizon bleu et flou. C’était pourtant là qu’on aurait dû trouver Zanara.

Je suis retourné au village. Dans un café, j’ai commandé un expresso et posé la question à la jeune fille au comptoir. Elle n’avait aucune idée de quoi je parlais. Sur une carte obtenue à l’office du tourisme local, Zanara n’apparaissait pas. Je suis rentré à l’hôtel, confus. À plat ventre sur mon lit j’ai ouvert mon guide de voyage, acheté à Montréal deux jours plus tôt. Aucune mention de Zanara à la fin de l’index, aucune trace sur les cartes de la Toscane. Avais-je rêvé l’existence de cette île? J’ai ouvert mon ordinateur. La connexion à Internet de l’hôtel ne fonctionnait qu’avec une lenteur extrême, mais j’avais l’habitude de sauvegarder toute ma documentation localement. Les articles au sujet d’Elio Rosa le situaient bien à Zanara. L’itinéraire de voyage que j’avais préparé la mentionnait vingt fois. Je n’étais pas devenu fou.

J’ai appelé la réception pour me plaindre de la qualité du wifi. On m’a promis de régler le problème. En attendant, j’ai ouvert un autre guide, plus ancien, que j’avais conservé d’un voyage en Italie il y quinze ans. Ah, voilà! Zanara y était bien présente. Elle y était décrite comme légèrement plus petite, mais plus charmante, que sa voisine Giannutri. On pouvait y visiter les ruines d’une villa romaine, ou déambuler parmi les belles maisons modernes où quelques vieilles familles italiennes venaient passer l’été.

Le wifi s’est remis à fonctionner. J’ai ouvert Google Maps : pas de Zanara. Pourtant je me rappelais très bien l’y avoir repérée au moment de planifier mon voyage. J’ai fait une recherche à travers le web, pour me rendre compte qu’elle n’était mentionnée que très rarement, et seulement comme une ancienne erreur de cartographie.

J’ai cherché les articles sur Ucronia et Elio Rosa que j’avais sauvegardés. Ils avaient tous disparu. Le site web d’Ucronia était introuvable, et aucun des Elio Rosa dont je pouvais suivre la trace sur Facebook ou LinkedIn n’indiquaient avoir fondé une agence de voyage vers des univers alternatifs. Même constat du côté des articles de physique quantique qui étaient censés être la base théorique de la technologie développée par Ucronia. Les documents que j’avais accumulé dans un dossier et tenté sans grand succès de lire — j’ai étudié les lettres et l’histoire, pas les sciences dures — ne semblaient plus à la portée des moteurs de recherche spécialisés. C’était comme si cette branche de la physique n’avait jamais été développée.

C’était comme si on était dans une ligne du temps différente de celle où j’avais fait mes recherches et acheté mon premier guide. J’ai refermé mon ordinateur, songeur. Puis je suis ressorti marcher dans les rues du village.

Elio Rosa n’existait pas. Pas dans cet univers. Ou alors, il existait mais n’avais jamais inventé le transport multiversel, ni fondé Ucronia. Tout cela appartenait à une autre ligne du temps — celle où j’étais né et où je ne retournerais vraisemblablement jamais. Ucronia m’avait fait vivre les expériences les plus invraisemblables du multivers, mais avait trahi sa promesse initiale : me ramener chez moi.

Étions-nous nombreux à avoir échoué sans le savoir dans cette Terre identique à la nôtre, à une île près? Sans doute pas : il serait sûrement facile pour Elio Rosa de nous faire aboutir dans une infinité de Terres presque équivalentes les unes aux autres. Il valait donc mieux présumer que j’étais seul.

Seul, mais avec des PDF scientifiques décrivant une technologie qui n’existait pas.

J’ai regagné Rome avec quelques jours d’avance sur mon vol de retour. Mon hôtel était près de l’université Sapienza. À tout hasard, je suis allé traîner dans le département de physique et j’ai trouvé quelques étudiants doctorants à qui poser des questions. Ils étaient sceptiques au départ, mais les articles que je leur ai montrés les ont suffisamment intrigués pour qu’ils me présentent à leur professeur. Il se nommait Rosa, Stefano Rosa, ce que j’ai pris pour une coïncidence amusante. Mais aussitôt assis devant lui, j’ai compris. Qu’est-ce qu’un choix de prénom dans l’immensité des combinaisons du multivers? Une décision rapide, prise sur un coup de tête par des parents dépassés. Rien d’étonnant à ce que votre double ait un autre nom que le vôtre.

J’ai tout raconté à Stefano Rosa. Il ne savait rien, mais a tout de suite accepté l’idée qu’un autre lui ait voulu lui transmettre un message, et a trouvé plausible les théories contenues dans mes PDF. Il m’a demandé si je voulais participer au projet. J’ai réfléchi. J’étais censé retourner à Montréal — mais était-ce vraiment chez moi? Y avait-il un autre moi, avec un autre prénom ou un autre appartement, qui vivait ma vie? J’ai annulé mon vol et je suis resté à Rome afin de réinventer avec le professeur Rosa le transport multiversel. J’ai suggéré d’appeler cela le Projet Zanara. Peut-être me permettrait-il de rentrer à la maison. Ou bien, à défaut, de visiter d’autres fantastiques uchronies, l’une après l’autre, à l’infini.

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