Ô splendide monde hyperdimensionnel!

Très jeune, tu es fasciné par le concept de dimension.

Nous vivons dans un espace qui en a trois : largeur, hauteur, profondeur1On peut leur donner d’autres noms. Longueur, largeur, hauteur. Latitude, longitude, altitude. Devant-derrière, gauche-droite, haut-bas.. Mais pourquoi trois, demandes-tu? Pourquoi pas quatre? Mais si, il y a une quatrième dimension : le temps! C’est une dimension un peu différente des autres, qui sont spatiales, mais bon, ça compte quand même. Sauf qu’alors, pourquoi pas cinq? Est-il possible qu’il existe des dimensions supérieures qui ne nous sont pas accessibles, comme Super Mario dans son jeu en 2D n’a aucune façon d’imaginer l’existence d’une troisième dimension?

Bien sûr, te répond-on. En physique, il y a la théorie des cordes selon laquelle il existerait 112ou 10? ou 26? dimensions!

(Tu poses des questions sur la théorie des cordes, mais les réponses deviennent vite évasives. Tu ne comprendras pas, toi non plus, ce qu’est la théorie des cordes.)

Tu entres à l’école et tu étudies les mathématiques. Tu réalises qu’un point, c’est zéro dimension. Deux points reliés pour faire une ligne, c’est une dimension. Deux lignes reliées pour faire un carré, c’est deux dimensions. Deux carrés reliés pour faire un cube, c’est trois dimensions.

Et qu’arrive-t-il quand on relie deux cubes? Ça donne, bien évidemment, un hypercube en quatre dimensions.

Hypercube, ça sonne cool, comme nom. Ça donne une image cool quand on utilise le temps comme béquille pour représenter la 4e dimension spatiale. C’est cool, les dimensions, te dis-tu.

Tu continues tes études. Un jour, tu prends un cours d’algèbre linéaire, et on te donne la Vraie Définition Définitive (VDD) de la notion de dimension : c’est le nombre de vecteurs communs à toutes les bases d’un espace vectoriel.

Je blague. Tu sais bien que même dans le monde formel de la physique et des maths, ce n’est qu’une définition parmi d’autres — et d’ailleurs, trois semaines après l’examen d’algèbre linéaire, tu as déjà oublié de quoi il s’agissait. Néanmoins, tu as appris que les dimensions sont d’abord et avant tout un concept mathématique utile. Comme tous les concepts mathématiques utiles, il a perdu son intérêt dès qu’il a été défini par un professeur sur un tableau noir.

Tu cesses de trouver les hypercubes cool. Tu n’imagines plus à quoi ressemble le monde hyperdimensionnel de Cthulhu et des autres Grands Anciens. Sauf quand vient le temps de payer 5$ pour avoir des lunettes 3D au cinéma, tu t’en fous, des dimensions.

Mais peut-être continues-tu à étudier, et un jour tu prends un cours de statistiques avancées ou d’apprentissage machine. Ou peut-être lis-tu des blogues consacrés à la rationalité, à la neuroscience, à l’intelligence artificielle. Tu apprends que les algorithmes utilisés pour classifier des données doivent composer avec des espaces en de très nombreuses dimensions — parfois des centaines, des milliers de dimensions. Le préfixe « hyper » commence à prendre tout son sens.

Tu prends conscience que l’intelligence, artificielle ou non, consiste en bonne partir à gérer une réalité très complexe, qu’on ne peut décrire qu’en faisant appel à ces centaines et ces milliers de dimensions. Tu comprends soudain que la notion de dimension dépasse les films 3D et les hypercubes, et qu’elle est utile, en fait, pour décrire presque n’importe quoi, y compris des phénomènes sociaux.

Tu décides d’écrire un (long) article sur le sujet.

 

Tableau premier : l’origine des espèces

La biologie est une discipline qui se prête bien à une discussion sur la façon dont on organise la réalité, car la biologie est (nécessairement) obsédée par la taxonomie. À la base de la plupart des classifications biologiques, on retrouve le concept d’espèce.

Par exemple, l’être humain est une espèce. Le chien est une espèce. La girafe. Le dragon de Komodo. Le maïs. Le calmar colossal. Le papillon monarque. La bactérie E. coli. L’amanite tue-mouche. Hydnora esculenta.

Au-delà des exemples, qu’est-ce qu’une espèce? Prenez dix secondes pour réfléchir à la question.

Pour vrai, juste dix secondes.

C’est fait? Bon.

Peut-être avez-vous défini une espèce comme un groupe d’êtres vivants dont les membres peuvent se reproduire entre eux, mais pas avec les membres d’autres groupes. Les humains peuvent faire des enfants des humains, mais pas avec des girafes. Humains et girafes sont donc des espèces distinctes. Cette définition s’appelle le « concept biologique », a été formulée par Ernst Mayr en 1942, et est la plus couramment admise.

Elle est aussi pleine de trous.

Trou n° 1 : il y a plein d’êtres vivants qui ne se reproduisent pas sexuellement. Certains lézards, par exemple. De nombreuses plantes. Ah, et les bactéries. Comme la plupart des êtres vivants sont des bactéries, ça signifie que le concept biologique de Mayr ne s’applique pas à la plupart des êtres vivants. C’est un problème.

Trou n° 2 : plusieurs êtres vivants peuvent se reproduire entre eux même s’ils semblent appartenir à des espèces différentes. L’âne et la jument, ensemble, donnent le mulet. On croirait pouvoir se sortir du trou en disant « Ha! Le mulet est un hybride infertile! Donc le concept biologique fonctionne! », et c’est vrai, mais il y a plein d’hybrides qui sont parfaitement fertiles, surtout dans le monde végétal. Par exemple, la plupart des agrumes disponibles dans le commerce — citron, lime, orange, pamplemousse3mais pas le pomélo! Excepté que vous n’avez aucune idée de quel fruit je parle parce que dans certaines variétés du français le pomélo s’appelle pamplemousse et vice-versa sont des hybrides fertiles.

Trou n° 3 : pour les amateurs de fossiles : il est impossible de savoir si les organismes éteints depuis des milliers d’années se reproduisaient entre eux.

Trou n° 4 : les espèces présentes sur un grand territoire varient sur le plan génétique. Imaginez que les habitants d’Europe de l’Ouest peuvent faire des enfants avec ceux d’Europe de l’Est, qui peuvent faire des enfants avec les gens du Moyen-Orient, et ainsi de suite jusqu’au Japon — mais que les Japonais et les Européens sont tellement distants qu’ils sont incompatibles. Japonais et Européens appartiennent-ils à différentes espèces? Ça ne s’applique pas chez les humains, mais il y a des animaux comme ça. Si leur territoire est en forme d’anneau, il peut y avoir des populations appartenant théoriquement à la même espèce, et vivant sur le même territoire, qui ne peuvent se reproduire.

Trou n° 5 : c’est difficile à tester. Peut-être que telle sorte de baleine serait capable de faire des bébés avec telle autre sorte de baleine, mais bonne chance pour vérifier ça. C’est déjà assez compliqué d’avoir des bébés pandas en captivité, et on est pas mal sûrs que les pandas appartiennent à la même espèce.

Avec une définition aussi trouée, il est presque étonnant qu’on s’en serve encore. La raison, c’est que les autres définitions ne sont pas mieux.

On peut définir les espèces selon la niche écologique qu’occupent ses membres. Selon leur ressemblance physique. Selon leur ressemblance génétique. Selon leur histoire évolutive. Ces façons de faire sont acceptables, mais elles se butent toutes, tôt ou tard, à des problèmes.

De là à conclure qu’il n’existe pas de telles choses que des espèces, il y a un pas — et on aurait tort de le franchir. Parce que les êtres vivants sont, de toute évidence, différents les uns des autres, et parce qu’on peut les regrouper selon leurs similitudes et leurs différences. En d’autres mots, il doit bien exister une sorte de catégorisation qui nous permette de dire que deux êtres vivants appartiennent au groupe « humain » alors que tel autre être vivant n’y appartient pas (et appartient plutôt au groupe « chimpanzé »).

Ce qui nous ramène aux dimensions.

Imaginez que vous avez devant vous 100 petits animaux à fourrure qui gambadent joyeusement. Votre tâche est de les catégoriser en deux groupes. À première vue, la tâche est complexe : tous ces animaux se ressemblent drôlement.

Mais en y regardant de plus près, vous réalisez que certains animaux paraissent plus gros que d’autres. Vous vous munissez d’un piège, de gants et d’un vaccin contre la rage, et vous entreprenez de peser chaque spécimen. Nous pouvons tracer un graphique en une dimension, la masse :

OK, on dirait qu’il y a deux groupes, mais ce n’est pas super clair4pis oui, j’avoue, j’ai inventé ces données et il n’y a même pas 100 points pour vrai.. Vous continuez à examiner vos spécimens et vous notez que certains animaux ont un point noir sur le menton, et pas les autres. Vous recapturez chaque animal pour vérifier la présence de cette tache. Vous obtenez le graphique suivant, en deux dimensions5l’une est une variable discrète, l’autre est continue :

Soudain, les deux groupes apparaissent avec clarté.

Si ce n’était pas le cas — par exemple parce que vous avez mesuré des dimensions qui sont uniformément distribuées dans les deux groupes —, il faudrait ajouter une troisième variable. Et peut-être une quatrième. Si vous êtes en train d’essayer de discriminer entre deux espèces très proches de fourmis, il se peut que vous ayez besoin de vérifier des dizaines de caractéristiques. C’est le principe de la clé de détermination. Vous posez successivement des questions — la fourmi a-t-elle des mandibules arrondies ou droites? Est-elle noire, brune ou rouge? — et à chaque fois que vous y répondez, vous éliminez tout un pan de l’espace multidimensionnel permettant de décrire les fourmis.

Et si les caractéristiques morphologiques — taille, masse, couleur, forme — ne sont pas suffisantes, vous pouvez toujours kidnapper un biologiste pour analyser l’ADN de votre spécimen. Chaque position dans le génome a une valeur (A, C, G ou T) et peut être vue comme une dimension permettant de discriminer les espèces (ou les individus). Voilà essentiellement ce qu’est la bio-informatique.

*

Vous avez tellement bien fait votre travail avec les petits animaux à fourrure qu’on vous recrute pour d’autres expériences de la sorte. On vous donne 100 spécimens et on vous informe qu’ils sont tirés de deux groupes en proportions égales. On vous demande d’identifier qui appartient à quel groupe.

Dans la première expérience, la tâche vous prend 0,3 seconde : 50 individus sont des séquoias géants, les 50 autres sont des mouches à fruit. Les deux groupes sont tellement différents que n’importe quelle variable — taille, masse, présence de chlorophylle, capacité à voler — vous permet de les distinguer.

À la seconde expérience, ça se corse. Tous les individus sont des êtres humains caucasiens de sexe masculin avec les cheveux blonds et les yeux bleus. Ils ont chacun leurs caractéristiques individuelles, mais vous n’avez aucune idée de quels peuvent être les deux groupes. Cela vous prend une semaine (et beaucoup de persuasion, parce que ces 100 humains aimeraient bien rentrer chez eux) pour faire assez de tests et enfin découvrir que 50 d’entre eux possèdent un gène A1, et les 50 autres, un gène A2.

À un extrême, vous devez discriminer entre le règne animal et le règne végétal. À l’autre extrême, vous devez distinguer deux sous-groupes très précis d’êtres humains qui diffèrent par un seul gène. Entre les deux, il y a l’espèce.

Si vous avez des bases en taxonomie, vous savez qu’on classifie le vivant selon plusieurs niveaux : domaine (par exemple, les eucaryotes), règne (animal), embranchement (chordés), classe (mammifères), ordre (primates), famille (hominidés), genre (Homo), espèce (sapiens). On peut aller plus loin, avec des concepts comme la sous-espèce et la race, jusqu’à l’individu6En pratique, il y a virtuellement une infinité de niveaux possibles. La taxonomie est une science compliquée..

On pourrait donc définir une heuristique : le niveau de classification taxinomique pertinent pour séparer deux groupes est directement lié au nombre de dimensions qu’il faut mesurer pour ce faire7En supposant qu’on choisisse les dimensions au hasard, sans a priori. C’est peut-être clair que les ours polaires et les grizzlis sont des espèces distinctes parce qu’on voit tout de suite que leur couleur est différente, mais en choisissant les dimensions au hasard il est possible que vous commenciez plutôt par mesurer leur nombre de dents respectif et que vous ignoriez la couleur de leur pelage.. Si ça vous en prend seulement une ou deux, vous avez affaire à des êtres très différents, qui appartiennent à des domaines ou des règnes distincts8voire à des catégories encore plus englobantes, par exemple les êtres vivants vs les objets inanimés. S’il faut en mesurer des dizaines, voire des centaines, vous avez peut-être affaire à deux sous-espèces très similaires.

Alors qu’est-ce qu’une espèce? Voici ma réponse : c’est un niveau de catégorisation qui, à cause du nombre de dimensions nécessaires pour le définir, est plus utile que les autres.

 

Tableau deuxième : la théorie du genre

Le tableau précédent, très scientifique, ne risque guère de déchaîner les passions — sauf peut-être chez de petits groupes de biologistes pointilleux.

Nous nous aventurons maintenant en territoire controversé.

L’idée de dimension, disais-je plus haut, s’applique à peu près à tout. Ce n’est pas très révolutionnaire de dire ça. Je le dis quand même parce qu’en réfléchissant à ce qui nous permet de catégoriser la réalité, on peut parvenir à une meilleure compréhension du monde.

L’une des catégorisations que nous effectuons le plus souvent, à raison de plusieurs fois par jour, est celle qui distingue les hommes des femmes. (Et des autres, parce que vous aurez peut-être remarqué que la classification selon le genre ou le sexe9Note : j’utilise les mots « sexe » et « genre » de manière à peu près interchangeable dans ce texte. On peut, comme toujours, définir ces deux termes de bien des façons. Ici, j’entends par ces mots la division des êtres humains en deux grandes catégories qui tirent leur origine du fait que nous sommes une espèce utilisant la reproduction sexuée. est devenue plus complexe, depuis quelques années.)

Distinguer les sexes est une nécessité sociale et même linguistique. La langue française, comme l’anglaise et de nombreuses autres, a de la difficulté à parler des humains sans faire référence à leur sexe. On s’attend de chaque personne qu’elle soit capable de choisir entre « madame » et « monsieur » dans ses interactions. On s’attend qu’elle utilise les bons pronoms. Et on s’attend à ce que chacun traite les autres selon les normes sociales en vigueur : se comporter avec un homme comme si c’était une femme, ou vice-versa, peut être vu comme un impair.

Donc, en pratique, quand vous rencontrez une nouvelle personne, vous devez immédiatement décider s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Comment faites-vous?

Méthode n° 1 : vérifier le passeport ou le permis de conduire de la personne. Malheureusement, à moins d’être un douanier ou un bureaucrate, c’est rare que les documents officiels sont le premier contact qu’on a avec quelqu’un.

Méthode n° 2 : demander son sexe à la personne. OK sur un formulaire ou à Service Canada, moins OK quand on croise quelqu’un dans un party. « Salut, t’es un homme ou une femme? »

Méthode n° 3 : utiliser les caractéristiques de la personne (son apparence, sa voix, son comportement, ses chromosomes, etc.) comme autant de dimensions à utiliser dans un algorithme de classification.

Vous aurez compris que dans les faits, c’est la méthode n° 3 qui prévaut.

Et dans 99 % des cas, la méthode n° 3 ne pose aucun problème. Elle est facile à utiliser. Il n’est pas nécessaire de mesurer beaucoup de dimensions pour déterminer si une personne est de sexe féminin ou masculin, et généralement on est capable de le faire après un seul regard. La personne a la poitrine plate, les épaules carrées, une moustache en guidon et une cravate? Homme. Elle a des formes plus arrondies, une petite taille, du rouge à lèvres et une voix aigüe? Femme.

L’algorithme fonctionne bien notamment parce que nous avons évolué pour porter attention à ces signaux, et aussi parce que la plupart des gens vont adopter les caractéristiques (maquillage, coiffure, vêtements, manies) qui correspondent à ce qu’on attend de leur sexe — afin de ne pas être mal catégorisés. En d’autres mots, les séquoias veulent être vus comme des séquoias, et les mouches à fruits comme des mouches à fruits, et nous sommes particulièrement sensibles aux indices permettant de les distinguer.

Mais naturellement, ça ne fonctionne pas à la perfection.

Supposez que vous rencontrez au gym une personne à la voix aigüe, avec un fin duvet sur les joues, habillée en complet cravate, qui porte les cheveux courts, a une anatomie androgyne mais aussi, clairement, des seins, qui dit s’appeler Lysandre10un prénom masculin, même si inexplicablement plusieurs filles et femmes le portent au Québec — je veux dire, il y a « -andre » dedans, ce qui signifie littéralement « homme » dans le sens du sexe masculin, qui porte des boucles d’oreille, et qui fréquente le vestiaire des hommes.

Lysandre est-[elle/il] un homme ou une femme?

Les dimensions habituellement mesurées ne sont pas suffisantes pour catégoriser Lysandre. Par chance, vous êtes dans un vestiaire et Lysandre est en train de se déshabiller. Vous risquez un coup d’œil vers ses parties intimes. Pas de pénis en vue. Cas réglé, pensez-vous : Lysandre est une femme! Une femme qui fréquente le vestiaire des hommes, ce qui vous rend un peu mal à l’aise, mais bon.

Afin d’être sûr de votre coup, vous ramassez quelques cheveux de Lysandre et vous les donnez au biologiste enfermé dans votre sous-sol. Celui-ci analyse l’échantillon et confirme : l’ADN de Lysandre possède deux chromosomes sexuels X. La preuve est désormais béton. Peu importe les signaux contradictoires que donne son apparence, avec des organes femelles et aucun chromosome Y, il n’y a qu’une réponse possible.

Le lendemain, vous croisez à nouveau Lysandre au gym. Vous commencez à jaser, et vous utilisez des mots déclinés au féminin, puisque Lysandre est une femme. Elle vous corrige : « je suis content, pas contente ». Lysandre entreprend de vous expliquer qu’il se considère comme un homme, malgré son anatomie féminine, et qu’il aimerait que les autres le considèrent comme tel, même s’il comprend que les gens peuvent être mêlés parfois — surtout qu’il est gai et qu’il est en couple avec un homme très clairement masculin.

Lysandre a un corps de femme et les chromosomes qui vont avec, et pourtant, il vous semble mal avisé d’insister à utiliser un langage féminin pour parler de lui. Ça ne serait pas très gentil. En même temps, sa présence dans un vestiaire pour hommes vous agace un peu, malgré vous.

*

Examinons de plus près notre algorithme de classification. Jusqu’à un certain point, il résiste aux écarts de la norme. Par exemple, une femme typique est attirée par les hommes, mais ce n’est pas parce qu’une personne qui semble de sexe féminin est attirée par les femmes qu’on va la considérer comme un homme. Si la plupart des dimensions concordent, on la catégorise femme. Ce sont des cas comme Lysandre — les trans, les non-binaires — qui posent un défi à l’algorithme.

Il est tentant, dans ces cas limites, de déclarer l’une des dimensions comme la plus importante, comme critère ultime. Par exemple, l’anatomie génitale. Ou encore les chromosomes sexuels.

Mais encore là, il y a des problèmes. Certains individus sont hermaphrodites et possèdent à la fois un pénis et un vagin. Certains ont des chromosomes sexuels atypiques, comme XXY. Certaines personnes au génotype XY sont insensibles à l’androgène et se développent comme des femmes, sans même savoir qu’elles sont génétiquement mâles.

Certains activistes de la théorie du genre, si j’ai bien compris, proposent d’utiliser une autre dimension comme critère ultime : l’auto-identification. Peu importe l’apparence physique, la génétique, le comportement ou l’orientation sexuelle d’une personne, la seule façon de savoir hors de tout doute si elle est une femme ou un homme (ou aucune de ces réponses), c’est de le lui demander.

Je sais que beaucoup de gens sont en désaccord avec ça. Si une personne semble masculine sur tous les plans mais se déclare comme femme, a-t-elle vraiment raison? N’est-il pas possible de se tromper à son propre sujet? Et puis, une personne peut-elle simplement changer de genre au gré de ses envies? Peut-elle déclarer que son genre est « Napoléon » ou « licorne »? Cela revient, au final, à dissocier complètement le genre du concept de catégorisation dont nous avons besoin.

(Car oui, nous en avons besoin. La solution n’est pas de « rejeter les étiquettes » et de déclarer les catégories « femme » et « homme » comme invalides.)

Je suis d’accord que l’utilisation de l’auto-identification comme seul critère est une position trop extrême. Ceci dit, je rejette aussi le point de vue selon lequel l’auto-identification n’a aucune importance, et qu’il faut considérer uniquement les caractéristiques biologiques. Ça mène à des situations comme l’exemple de Lysandre, avec un fort potentiel d’embarras social, sans parler des complications comme l’hermaphrodisme.

Alors, comment gérer les cas limites? Je réponds qu’il faut pondérer en fonction de la situation.

Quand le but est de faciliter les interactions sociales et d’éviter l’inconfort, donnons plus de poids à l’auto-identification. Si la personne devant vous insiste pour se faire appeler « madame » même si elle porte la barbe et a une voix de baryton, appelez-la « madame ». Vous n’y perdez pas grand-chose, et la personne vous en sera reconnaissante.

En contexte médical, on donnera plus de poids à l’anatomie ou à la génétique, selon les besoins.

En contexte de recherche de partenaire sexuel, il est parfaitement légitime de donner plus de poids à l’apparence physique (et aux organes génitaux) afin de déterminer si la personne appartient au sexe qui nous attire.

Pour déterminer si une personne peut utiliser les vestiaires et les toilettes réservés à un sexe, il faut considérer à la fois l’auto-identification et l’apparence physique. L’auto-identification, pour le confort de la personne elle-même; l’apparence physique, pour le confort des autres usagers (qui pourraient être mal à l’aise de côtoyer dans le vestiaire une personne qui leur semble hors de tout doute appartenir à l’autre sexe). En revanche, l’anatomie des organes génitaux n’a pas d’importance dans ce contexte.

Les humains sont des êtres complexes. Le genre ou le sexe sont une façon de résumer cette réalité multidimensionnelle en deux catégories. C’est très utile — mais ça l’est moins lorsqu’on décide d’utiliser une seule dimension au détriment de toutes les autres.

 

Tableau troisième : la politique

Parlant de réalités multidimensionnelles résumées en deux catégories : êtes-vous de gauche ou de droite?

Êtes-vous souverainiste ou fédéraliste? Libéral, péquiste, caquiste ou solidaire? Démocrate ou républicain?

Gérer les affaires publiques d’un pays est une chose complexe. Il faut prendre toutes sortes de décisions qui concernent toutes sortes de domaines éloignés les uns des autres : finances et impôts, économie, environnement, justice, éducation, santé, culture, sécurité, affaires étrangères, armée, et ainsi de suite. En plus, chacun de ces domaines se divise en de nombreux sous-sujets. Pour un sous-sujet donné, on peut représenter les positions possibles sur un axe unidimensionnel : mettons, à combien devrait-on fixer les taxes sur l’alcool?

Mais dès lors qu’on parle de plus d’un sous-sujet à la fois, on est dans un espace multidimensionnel, et il y a beaucoup, beaucoup de dimensions. À combien fixer les taxes sur l’essence? Sur les livres? Sur Netflix? Faut-il légaliser le cannabis? Doit-on interdire les pitbulls? Devrait-on déclarer la guerre au Danemark afin d’annexer le Groenland?

Comme la démocratie se résume généralement à voter pour un parti politique parmi un ensemble assez réduits de partis (et surtout de partis susceptibles de faire élire des gens — environ 4 au Québec, 4-5 au fédéral, 2 aux États-Unis…), il faut opérer une immense réduction dimensionnelle pour pouvoir simplifier le débat à un niveau qui permette seulement d’en parler. Il y a forcément une grande perte d’information dans cette réduction.

Souvent, on réduit à un seul axe, celui de la gauche et de la droite11Au Québec, l’axe fédéraliste-souverainiste est un autre axe qui oriente beaucoup le débat public.. Parfois, on réduit sur deux axes, par exemple avec la boussole électorale.

Je pense que tout le monde est conscient que la politique est multidimensionnelle et que « la gauche » et « la droite » ne sont que des approximations. Pourtant, il n’est pas rare de voir de la confusion et des contradictions dans les discussions politiques.

Par exemple : l’extrême-droite. Prise littéralement, l’expression renvoie à une position politique située à l’extrême d’un axe, sans spécifier lequel. Prenons le cas de l’axe des impôts. L’axe pourrait ressembler à ça :

  • Extrême-gauche : L’État prend tout et redistribue selon les besoins.
  • Gauche : impôts élevés pour financer un grand nombre de services publics.
  • Centre : impôts modérés
  • Droite : impôts bas afin de laisser les citoyens et les entreprises décider de l’administration de leur argent.
  • Extrême-droite : impôts ne servant à financer que les services essentiels étatiques (police, armée, tribunaux).

Ou alors, prenons l’axe de l’immigration :

  • Extrême-gauche : nous sommes tous des immigrants, abolissons les frontières
  • Gauche : accueillons un grand nombre d’immigrants dans un cadre multiculturaliste
  • Centre : l’immigration doit correspondre à notre capacité d’accueil
  • Droite : l’immigration doit faire l’objet d’un contrôle strict
  • Extrême-droite : les immigrants posent un grave problème et nous devrions fermer nos frontières

Dans ces deux cas, on utilise les termes de gauche, droite, etc. dans le seul but de visualiser un axe. On aurait très bien pu inverser l’axe et dire que l’extrême-gauche c’est de fermer les frontières. C’est la convention qui dicte les étiquettes. D’ailleurs, en pratique, l’expression « extrême-droite » n’a pas vraiment de rapport avec les principaux axes politiques : c’est juste le nom qu’on donne à certaines idéologies.

Là où il y a un os, c’est lorsqu’on mélange les axes. Supposons que Bob dise :

— Moi, je crois qu’il faut vraiment baisser les impôts afin de stimuler le développement économique.

— Donc, dit Alice, tu es de droite?

— Oui, on peut dire que je suis de droite.

Bob s’en va aux toilettes. Sur ces entrefaites, Carlos arrive directement d’une manifestation antifasciste. Alice lui annonce :

— Bob vient de me dire qu’il est de droite.

— Pour vrai? Il est pour la répression policière et contre l’immigration? Sérieux, il vient de baisser dans mon estime.

On voit tout de suite le problème. Dans la vraie vie, c’est souvent moins facile de le voir, et c’est pourquoi je ne blâme pas Carlos : je suis sûr que Bob et lui sont parfaitement capables de s’expliquer. Leur problème en est un d’étiquettes. Bob parlait de droite économique, et Carlos de droite sociale, et ils n’ont pas fait attention à ce qu’ils entendaient par l’expression « de droite ».

Ce genre de confusion est fréquent, et je pense qu’il le serait moins si on faisait plus attention à l’existence de nombreux axes politiques. Mais fondamentalement, c’est un problème de langage et du sens des mots. À rapprocher du cas des hot-dogs et du racisme.

*

Attardons-nous à un autre aspect de la politique qui peut être éclairé par le concept de dimension.

Aimez-vous la politique? Je veux dire : trouvez-vous que la démocratie est satisfaisante? Qu’elle est un aspect le fun de la vie?

Bon, vous êtes peut-être un geek de politique qui, comme moi, a eu envie de passer des heures à en apprendre plus sur les premiers ministres du Québec, mais je pense que la plupart des gens vont émettre un retentissant « non ». Les gens détestent les politiciens, trouvent tous les partis mauvais, votent pour le « moins pire », rarement pour le « meilleur ».

Pourquoi déteste-t-on la politique?

Souvent, on accuse les politiciens. Ils sont opportunistes, hypocrites, menteurs, corrompus. Ils font des promesses et ne les tiennent pas. Ils utilisent leur pouvoir pour veiller, avant tout, à leurs propres intérêts.

Je ne suis qu’en partie d’accord. Des gens comme ça existent sans nul doute, mais ceux qui vont en politique ont souvent des convictions sincères et veulent vraiment améliorer leur communauté12Il y a d’ailleurs de bien meilleurs moyens que la politique pour qui veut s’enrichir et accroître son pouvoir.. Mais surtout, je crois que le gros du problème est ailleurs.

Il y a un an, j’écrivais la fable politique des hommes-scorpions. J’y suggérais que la complexité de la politique est directement responsable de l’insatisfaction que beaucoup ressentent à son sujet. Dans un monde simple, lorsqu’une décision collective doit être prise, il est facile pour la communauté de se mettre d’accord — ou, au pire, de voter, avec au minimum 50 % des gens qui auront obtenu ce qu’ils voulaient. Mais dans un monde complexe, des centaines de décisions de la sorte doivent être prises, et il devient très rare qu’une personne voie toutes ses préférences satisfaites.

Or, on a vu plus haut que nous vivons dans un monde très complexe, en beaucoup de dimensions, et que l’offre politique se limite habituellement à deux ou trois options. Forcément, à moins d’être très chanceux (ou d’être le chef d’un parti politique), aucune de ces options ne vous conviendra parfaitement. Alors on vote pour le « moins pire »13Il arrive qu’on soumette des décisions importantes à l’ensemble de la population sous forme de référendum. C’est un outil souvent utilisé en Suisse, mais ailleurs, les référendums sont plutôt rares, pour plusieurs raisons. Il y en a eu six au Québec, sur quatre sujets : la prohibition de l’alcool (1898, 1919), la conscription (1942), la souveraineté (1980, 1995) et la constitution (1992). Pour tout le reste, il a fallu s’en remettre à la démocratie représentative..

(Parenthèse pour dire que le tribalisme a aussi un grand rôle à jouer. Une fois que vous avez décidé de soutenir un parti, vos positions politiques vont être influencées par ce parti par pur esprit d’équipe. Ce phénomène mériterait son propre article alors je n’en dis pas plus.)

Au fond, la politique est insatisfaisante parce qu’elle est très, très difficile. Vous connaissez beaucoup de jobs plus compliquées que de gérer des communautés de plusieurs millions ou dizaines de millions de personnes qui ont chacune leurs propres préférences? Pas étonnant qu’à peu près tous les politiciens se cassent la gueule.

Je n’ai donc pas de solution à offrir, sinon d’être conscient de la réalité multidimensionnelle de la politique. À tout le moins, ça aide à relativiser.

 

Conclusion

Cet article vise à rendre explicite une certaine manière de voir les choses.

En intelligence artificielle, cette vision est explicite par nécessité. L’une des grandes tâches de l’apprentissage machine est de classifier la réalité. Ça peut être de catégoriser des images comme contenant un chat ou pas, en utilisant chaque pixel comme une dimension. Ça peut être de déterminer si un patient est à risque de complications après une chirurgie ou non, en utilisant comme dimensions toutes les données disponibles sur le patient. Les applications sont nombreuses et variées.

L’intelligence non artificielle n’est pas fondamentalement différente. Pourtant, nous sommes rarement conscients de la notion de dimension dans la vie de tous les jours.

Je crois qu’on devrait l’être plus. Sinon, on peut détester la politique sans comprendre pourquoi. On peut trouver idiote ou géniale la théorie du genre sans saisir ce que ça signifie au juste, le genre. On peut accepter un système de classification (par exemple taxinomique) comme s’il représentait une réalité intrinsèque, alors qu’il s’agit seulement d’une simplification de la réalité pour nous faciliter la vie.

Nous ne vivons pas dans un monde en trois dimensions. Nous vivons dans un monde hyperdimensionnel, complexe, splendide, digne de l’intelligence qui nous permet de le comprendre. Tâchons de le comprendre le mieux possible.

3 commentaires


  1. C’est drôle comment les catégories jouent un role important dans notre vie malgré le fait que ce soit essentiellement une construction mentale pleine d’incohérence. Ça replace les choses en perspective de lire ce texte!

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