Kianida

Carte des Balkans (1467) par Nicolaus Germanus, basée sur la Géographie de Ptolémée (c. 150). Kianida est en brun à l’est, juste au nord du détroit du Bosphore, dans la mer Noire (Pontus Euxinus).

  • Où : dans la Mer Noire, près de la Thrace et de la Bulgarie
  • Quand : antiquité. Apparaît sur les cartes qui se basent sur les descriptions de Ptolémée. A peut-être été détruite au Moyen Âge.
  • Aussi connue sous le nom de : Cyanida, Cianeis Insula. Dans tous les cas, le nom se rapporte à la couleur cyan.

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Ce qui suit est tiré d’une entrevue avec Eleni*, résidante de Rhodes, Grèce, et traduite du grec vers le français. Au moment de la réalisation de l’entrevue en 2022, Eleni était âgée de 84 ans. Elle est décédée depuis.

*Nom fictif pour préserver sa confidentialité et celle de sa famille.

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Vous dites être née à Kianida [NDLR: aussi nommée Cyanida]. Pouvez-vous nous dire où cela se trouve?

Kianida était une île dans la mer Noire, au nord d’Istanbul et environ 60 km à l’est de ce qui est aujourd’hui la frontière turco-bulgare. Je dis « était » parce que l’île n’existe plus depuis les années 1940. Je fais partie de la dernière génération à y être née.

Qu’est-il arrivé à cette île?

Ses habitants ont décidé de la détruire. Ils ont utilisé des explosifs. C’était pendant la guerre, alors ça n’a pas attiré l’attention.

Pourquoi l’ont-ils détruite?

Pour préserver son secret. Kianida a été dissimulée au reste du monde pendant environ 1500 ans. Quand ses habitants l’ont abandonnée, il a été jugé préférable d’effacer toutes les traces de son existence.

Êtes-vous en mesure de nous révéler ce qu’était ce secret?

Oui. Il s’agit de l’Oracle.

L’Oracle était ce qu’aujourd’hui vous appelleriez un ordinateur. Il a été construit à partir de l’an 425 environ, et perfectionné avec les années. Évidemment, aujourd’hui, la science de l’électronique a permis de dépasser les capacités de l’Oracle, qui reposait sur des technologies que nous qualifierions de primitives. Mais pendant des siècles, Kianida était l’hôte de la machine la plus avancée qui soit, et de très loin.

Les ordinateurs ont été inventés au milieu du XXe siècle. À la limite, des précurseurs ont été imaginés par Charles Babbage et Ada Lovelace dans les années 1820. Vous prétendez qu’ils ont été devancés par… un millénaire et demi? 

C’est juste. Votre surprise est le résultat des actions délibérés des Kianidiens, qui ont caché le pouvoir de leur technologie pendant tout ce temps. Mais c’est la vérité. La philosophie mécanique, qu’aujourd’hui vous appelleriez informatique, était un art très développé dans l’Empire romain d’Orient au IVe siècle. De nombreux automates ont été construits. Le plus célèbre était la statue du dieu Sérapis, dans le Sérapéum d’Alexandrie. Vous avez peut-être entendu parler d’Hypatie?

Oui, c’était une philosophe et mathématicienne à Alexandrie, et l’une des premières femmes connues pour son travail mathématique. L’histoire dit qu’elle a été tuée par des fanatiques chrétiens.

L’histoire se trompe. Hypatie était l’une des nôtres : une philosophe-mécanicienne. Elle est l’une des fondatrices de Kianida et y est morte à un âge avancé.

C’est elle qui a imaginé l’automate du Sérapéum, le plus sophistiqué en son temps. Dans le temple, une grande statue en granite de Sérapis se tenait debout, les mains tendues. Le dieu tenait une longueur de papyrus qui se prolongeait jusqu’à un rouleau dissimulé dans le mur. Il était possible de poser une question mathématique aux prêtres, qui la transmettaient au dieu par le biais de leviers dans une chambre à l’arrière. Quelques minutes plus tard, le papyrus se déroulait. On pouvait alors cueillir la réponse du dieu de ses mains propres. Le bout de papyrus était percé de trous, selon un code particulier que les prêtres pouvaient interpréter pour traduire la réponse en grec ou en égyptien.

Vous aurez compris que le dieu était en fait un assemblage extrêmement complexe de roues d’engrenage en bronze, de tiges en bois, et de leviers. La force motrice était fournie par des taureaux sacrés et des esclaves. L’automate de Sérapis était un projet d’ingénierie d’envergure, qu’Hypatie et son père Théon ont mis des années à bâtir et à programmer. L’Oracle l’a largement surpassé par la suite, mais à l’époque, c’était le joyau de la philosophie mécanique. D’autres automates de la sorte, plus modestes, ont existé dans plusieurs grandes villes. Mais tous ne voyaient pas cette technologie d’un bon œil.

Que s’est-il passé?

Comme vous le savez, les conflits entre païens et chrétiens étaient fréquents en ce temps-là. Le christianisme était en passe de supplanter les religions anciennes à Alexandrie comme ailleurs. L’automate de Sérapis était perçu comme une idole païenne qui prétendait substituer ses calculs à la vérité du Dieu unique. Il a été détruit avec l’ensemble du Sérapéum lors d’émeutes en l’an 391.

Pour autant, il ne faudrait pas conclure que seuls les chrétiens étaient en opposition avec Hypatie et les philosophes-mécaniciens. Les automates heurtaient les sensibilités des païens, qui trouvaient inacceptable d’emprisonner ce qui devait être une divinité mineure dans une prison d’engrenages. Les juifs restaient circonspects. Partout où les automates ont existé, on reconnaissait leurs bénéfices pour les affaires commerciales ou militaires, mais on les craignait et souvent on les haïssait.

Après la destruction du Sérapéum, les philosophes-mécaniciens sont devenus en quelque sorte une guilde secrète. Ils ont poursuivi leurs activités, mais se faisaient discrets. Toutefois Hypatie et quelques autres désiraient construire un automate encore plus grand et puissant qu’au Sérapéum, qu’il aurait été impossible de garder caché. Au bout de quelques années, ils ont trouvé une solution.

Déménager à Kianida?

Oui. Dans les années 420, les philosophes-mécaniciens bénéficiaient malgré tout de bonnes relations avec la cour impériale à Constantinople. L’épouse de l’empereur Théodose II, Eudoxie, avait elle-même des notions de philosophie mécanique apprises à Athènes. Elle a convaincu l’empereur d’accorder à la guilde le droit de s’installer sur Kianida, une île grande mais peu habitée au nord de la capitale.

Des philosophes-mécaniciens de partout — Athènes, Éphèse, même Rome — y ont immigré avec leur famille et leurs domestiques. Grâce notamment à l’autorité morale considérable d’Hypatie, ils ont fondé une société durable dont la raison d’être était la construction d’un nouvel automate : l’Oracle.

Pouvez-vous me décrire cette société?

Il va de soi qu’elle a beaucoup changé en 1500 ans d’existence. Mais dans l’ensemble, on pourrait qualifier Kianida de technocratie. Le conseil qui gouvernait l’île était composé des philosophes-mécaniciens qui avaient fait les plus grandes contributions au fonctionnement de l’Oracle.

L’éducation y était primordiale, non seulement pour les philosophes-mécaniciens, qui représentaient environ un dixième de la population, mais aussi pour les occupations de soutien : la pêche et l’agriculture y étaient élevés au rang de science. C’était nécessaire, car Kianida a toujours été pauvre en ressources naturelles. Elle a d’ailleurs survécu en échangeant une denrée précieuse : l’information.

Kianida commerçait donc avec l’extérieur.

Oui, bien sûr. D’ailleurs, au départ, la colonie n’était pas secrète, même si sa véritable nature n’était connue que d’un petit nombre de personnes à la cour impériale. Pour les autres, on a prétendu qu’il s’agissait d’une communauté monastique recluse, ce qui n’était pas rare dans l’Empire byzantin. Les visiteurs, du reste peu nombreux, n’y voyaient que quelques villages pauvres en apparence. Pour accéder à l’Oracle, qui était partiellement bâti sous terre, il fallait être initié.

Pourtant l’économie entière reposait sur l’Oracle. Les calculs effectués à Kianida étaient utiles à l’empereur, qui leur fournissait de l’or et de l’argent en quantités considérables en échange de réponses à ses questions de nature militaire ou astronomique. Avec ce capital, les Kianidiens pouvaient se procurer ce dont ils avaient besoin sur les marchés extérieurs.

Si je comprends bien, Kianida était une sorte de département de recherche secret du gouvernement impérial.

On pourrait dire ça, du moins au début. On pourrait aussi la qualifier d’agence de renseignement.

Un ordinateur n’est utile que dans la mesure où on lui donne de l’information à traiter. Sans renseignements venus du reste du monde, l’Oracle n’aurait servi à rien. Les Kianidiens ont donc développé un vaste réseau d’agents à travers le monde connu, de l’Europe de l’ouest à la Perse, voire l’Inde et la Chine. Ces espions rapportaient à Kianida toutes sortes d’informations, comme de nouvelles connaissances scientifiques, des données démographiques et du renseignement militaire. Cela permettait à la fois d’améliorer l’Oracle, de faire le nécessaire pour pérenniser Kianida, et de fournir de précieuses informations à l’empereur.

Encore aujourd’hui, l’Empire byzantin a la réputation d’avoir été en avance sur son temps dans les domaines de la diplomatie et de l’espionnage. Kianida est en bonne partie responsable de cette réputation.

Entrons maintenant dans le vif du sujet, si vous le voulez bien. À quoi ressemblait l’Oracle? Comment fonctionnait-il?

N’ayant jamais étudié la philosophie mécanique moi-même, je ne peux pas le décrire dans le détail. Je sais qu’il s’agissait véritablement d’un ordinateur numérique, et non pas d’une simple machine à calculer analogique comme le mécanisme d’Anticythère. [NDLR : une machine complexe servant à calculer les positions astronomiques, trouvée dans une épave en Grèce en 1901 et datant du Ier ou IIe siècle av. J.-C.]

Au départ, comme l’automate d’Alexandrie, l’Oracle était surtout fait de bronze et de bois. Avec le temps, toutefois, les Kianidiens ont développé de meilleures techniques, ou les ont empruntées à d’autres. L’acier, par exemple, a permis de faire des pièces plus robustes et plus petites. On n’a jamais atteint le niveau de miniaturisation d’un circuit électronique, évidemment, mais des mécanismes similaires à ceux utilisés en horlogerie ont permis de réduire la taille des circuits logiques.

À la base, un ordinateur doit seulement être capable d’exécuter des fonctions logiques : ET, OU et NON. Les opérations arithmétiques, comme l’addition, sont des combinaisons de celles-ci. Il faut imaginer l’Oracle comme un gigantesque arrangement de minuscules mécanismes logiques, faits d’engrenages, capables mis ensemble d’exécuter des opérations complexes et d’emmagasiner le résultat dans le système mnémotique. Tout cela était installé dans de grandes chambres souterraines.

Et c’était programmé comment?

Cela a varié avec les époques. Dans le dernier siècle environ, on a inventé quelque chose de comparable aux langages de programmation actuels. On utilisait des machines à écrire, et un genre de prototype d’écran, fait de petits carrés de métal bicolores, servait d’interface.

Avant cela, il y a eu divers moyens. Des cartes perforées, d’immenses tableaux remplis de commutateurs, un système de cordes comportant des nœuds et des perles en bois… C’était souvent très pénible de programmer l’Oracle, et encore plus de le déboguer! Comparé à aujourd’hui, tout était incroyablement lent.

Ce qui me fascine, c’est que tout cela s’est fait sans électricité.

En effet. L’électricité est apparue vers la fin du XIXe siècle, à Kianida comme ailleurs. Précédemment, l’Oracle s’est nourri de l’énergie du moteur à vapeur après son invention en Angleterre. Mais évidemment, pendant la majorité de son existence, il fonctionnait à l’énergie animale d’abord et humaine à l’occasion. Il y a eu également des moulins à vent et à eau.

Récapitulons. Kianida a été fondée au Ve siècle par ce que vous appelez des philosophes-mécaniciens, dont la mathématicienne Hypatie. Elle a été pendant plusieurs siècles une organisation secrète au sein de l’Empire byzantin. Sur plusieurs générations, les Kianidiens ont bâti un immense ordinateur et un réseau d’espionage qui a permis aux Grecs de garder un avantage sur le reste du monde. Mais au final, l’empire n’a pas duré…

Les choses se sont gâtées à partir de la quatrième croisade, vers 1204. Les croisés français et italiens ont scindé l’empire en plusieurs petits États et ont massacré la population grecque de Constantinople. Quelques individus parmi l’élite ont, avec un petit contingent de soldats, fui vers Kianida. L’île était déjà fortifiée pour protéger l’Oracle, qui était alors en grand projet d’agrandissement. C’était un lieu sûr.

Au cours des années suivantes, le gouvernement de Kianida, avec le concours des aristocrates et hauts fonctionnaires réfugiés, a changé sa politique extérieure. On ne dépendrait plus de Constantinople ni de personne d’autre. Et, surtout, on garderait l’île secrète. Les agents kianidiens vendraient du renseignement aux différents souverains d’Europe et d’Asie et continueraient d’acheter des biens. Mais ce commerce se ferait avec la plus grande subtilité.

Ça reste difficile de croire qu’on puisse véritablement garder une île secrète aussi longtemps. Que faire si un navire marchand sur la mer Noire aperçoit l’île?

Sans vouloir exagérer, les Kianidiens étaient très compétents là-dessus! Une flotte sans pavillon sillonnait la région, attaquant les navires imprudents; les marins génois ou slaves ont vite appris à éviter cette zone pleine de pirates. Si jamais un équipage atteignait malgré tout l’île, on ne lui permettait pas de repartir. Les agents kianidiens à l’étranger étaient à l’affût de rumeurs sur son existence et prenaient les moyens nécessaires pour qu’elles ne se répandent pas. Et puis toute divulgation de l’existence de Kianida par un Kianidien était passible de mort, même à l’autre bout du monde. Une histoire bien connue racontait la fuite d’un traître de Damas jusqu’en Chine, ce qui n’a pas empêché un assassin de le retrouver quelques jours plus tard.

L’Oracle a aussi aidé, en soi. Il a permis de développer un système cryptographique pour assurer une communication sécuritaire entre Kianida et ses agents. Et il dessinait les meilleurs cartes et portulans de la région. Les Kianidiens n’hésitaient pas à les vendre à bas prix, et presque tout le monde autour de la mer Noire et de la Méditerranée s’est mis à les utiliser. Évidemment, les portulans n’indiquaient pas la présence de l’île, mais plutôt une région de récifs à éviter. On a propagé l’idée que ces récifs étaient les restes d’un cataclysme volcanique ayant dévasté l’île, ce qui expliquait pourquoi elle apparaissait sur les cartes plus anciennes.

Pendant la période ottomane, c’était plus simple : les sultans interdisaient à tous les étrangers de naviguer dans la mer Noire, et il suffisait de quelques contacts bien placés pour s’assurer que les routes maritimes turques passent à bonne distance de l’île.

Ce secret a donc duré jusqu’à la destruction de Kianida dans les années 1940 et même jusqu’à aujourd’hui. J’ai encore deux grandes questions qui sont peut-être liées. Pourquoi avoir choisi de détruire l’île et son Oracle? Et pourquoi vous, Eleni, avez-vous décider de nous révéler ce secret?

Vous avez raison, ces questions sont liées.

La décision crève-cœur de détruire Kianida était le résultat de plusieurs facteurs. L’un d’entre eux est le développement technologique des autres pays. Déjà, à la fin du XIXe siècle, il devenait difficile de garder l’île cachée dans un monde où les communications étaient accélérées par le télégraphe et le téléphone. Avec le développement de l’aviation, la tâche est est devenue encore plus ardue. Elle prenait désormais plus de place que la programmation et l’amélioration de l’Oracle.

Mais surtout, il est bientôt devenu clair que les ordinateurs allaient bientôt être inventés (ou plutôt réinventés). Pour toutes sortes de raisons, y compris une bureaucratie sclérosée et des difficultés économiques, Kianida au début du XXe siècle innovait peu. Les philosophes-mécaniciens consacraient leurs efforts à rester à jour par rapport au développement accéléré de la science dans le reste du monde. Les pionniers de l’informatique moderne — les Alonzo Church, Alan Turing, Konrad Zuse ou John von Neumann — allaient beaucoup plus vite que nous. Kianida n’aurait bientôt plus d’avantage unique, plus de raison d’être.

Réduire l’Oracle à néant paraît tout de même extrême. Il me semble que Kianida aurait pu se révéler au reste du monde et devenir un pays normal, voire rejoindre l’État grec.

Oui, mais c’est sans compter les autres facteurs. La situation politique était complexe, par exemple entre la Grèce et la Turquie, et Kianida l’aurait complexifiée davantage.

Malgré tout, vous dites juste, et la principale cause de la fin de l’Oracle est tout autre. C’est assez ironique, en vérité. Les Kianidiens ont détruit leur œuvre pour la même raison que les Alexandrins avaient détruit l’automate de Sérapis : la peur.

La peur de l’Oracle?

Oui. De ses capacités. De ses désirs, si tant est qu’il en eût et qu’ils pussent différer des nôtres.

Vous craigniez de perdre le contrôle?

Plus ou moins. En fait, il faut savoir qu’il y avait dans les années 1920 et 30 deux factions à Kianida. L’une d’entre elles, qu’on pourrait appeler les précautionnistes, s’inquiétait du comportement de l’Oracle à mesure qu’on augmentait sa puissance de calcul. L’autre faction croyait au contraire que cela nous permettrait de surmonter l’ère de stagnation dans laquelle nous semblions nous trouver. Il ne fallait pas ralentir la cadence; il fallait accélérer.

Les débats étaient cinglants. Les accélérationnistes accusaient les précautionnistes de répéter l’erreur commise par les fanatiques chrétiens à Alexandrie. Les précautionnistes répliquaient que les choses avaient changé : l’Oracle était désormais qualitativement différent de tous les automates construits jusque là. Il n’y avait pas de précédent, donc la prudence était de mise.

La prudence envers quoi au juste? Qu’est-ce qui laissait croire que l’Oracle puisse être dangereux?

Les précautionnistes affirmaient que l’Oracle était devenu si complexe qu’il pouvait penser par lui-même. Les dernières innovations en philosophie mécanique suivaient une nouvelle approche : l’automate déterminait lui-même les paramètres à utiliser pour régler un problème. Il était difficile de savoir ce qui se passait au juste au sein de ses mécanismes, puisqu’il les programmait lui-même. À mesure qu’on donnait à l’Oracle la capacité de traiter des problèmes plus complexes, on comprenait de moins en moins son fonctionnement au niveau matériel.

Nous n’avons jamais vraiment su si l’Oracle est réellement devenu « conscient ». La question n’avait pas tellement d’importance. Il répondait à nos demandes en grec, et non plus en code. On pouvait lui parler comme à un être humain, et ses réponses étaient souvent correctes et intelligentes. Nous lui donnions toute l’information sur le monde que nous récoltions. Il savait tout. Mais nous ne savions pas ce qui se passait dans les milliards de petits engrenages, alors nous avons progressivement perdu confiance. Comment savoir s’il avait désormais des buts cachés? Comment être certains qu’il ne nous manipulait pas?

N’auriez-vous pas pu simplement désinstaller les programmes qui vous inquiétaient?

Au départ, oui. Mais les accélérationnistes sont allés trop vite pour les précautionnistes. Il était presque certain que, quelque part dans sa mémoire, l’Oracle avait sauvegardé une copie des programmes en question. On aurait pu, peut-être, procéder à un examen minutieux du système mnémotique, qui à l’époque prenait la forme d’immenses disques magnétisés, mais il faut aussi prendre en considération que les accélérationnistes s’y opposaient et qu’il n’y avait pas de consensus dans la société kianidienne.

C’était donc une question politique. 

Absolument. Les accélérationnistes détenaient une courte majorité au conseil et dans l’opinion publique. La plupart d’entre eux croyaient que les craintes étaient infondées, voire risibles. C’était aussi, disaient-ils, contraire à la raison d’être même de notre pays. À quoi servirait Kianida si nous cessions d’améliorer l’Oracle? Aussi bien l’abandonner.

Et c’est ce qui s’est passé.

Au prix d’une grande violence, oui.

Un conflit entre les deux factions?

Un sabotage, d’abord. Un groupe de précautionnistes — mon père en faisait partie — a attaqué à la bombe une partie de l’Oracle qu’ils croyaient critique. L’Oracle était beaucoup trop vaste pour préparer sa destruction complète sans se faire remarquer, alors ils ont ciblé les chambres du système mnémotique où se trouvaient supposément les programmes les plus importants.

Très vite, mon père et quatre autres ont été arrêtés. La violence à Kianida était strictement proscrite, et les actes de sabotage étaient passibles de mort. La faction accélérationniste du conseil, voyant là une occasion de renforcer son pouvoir, a décidé de frapper fort. Trop, même. Beaucoup trop.

Elle a fait exécuter votre père?

Non, il a seulement été en prison. Il aurait sans doute été exécuté au terme d’un long procès, si les choses s’étaient déroulées autrement.

Les accélérationnistes, menés par un conseiller nommé Isidoros, n’étaient pas satisfaits par l’arrestation de cinq saboteurs. Isidoros soupçonnait, avec raison, qu’il existait un vaste complot de radicaux visant à détruire l’Oracle. Mais on ne pouvait pas arrêter la moitié de la population. Comment savoir qui était derrière le coup?

Il a vite été établi que l’attentat n’avait pas réussi. L’Oracle continuait de fonctionner aussi bien qu’avant : il avait gardé des copies de presque tout ce qui était stocké dans la chambre mnémotique détruite. Isidoros a donc décidé de s’en servir. Il lui a demandé d’identifier, dans la base de données de tous les citoyens de Kianida, ceux qui étaient le plus susceptibles d’avoir conspiré ou de cacher des sympathies radicales. L’Oracle a fait marcher ses algorithmes opaques et a trouvé, sur la base de leur comportement et de leur caractéristiques, une centaine de suspects.

Isidoros les a tous fait arrêter. Il y avait dans le lot des membres du conseil. Il y avait des philosophes-mécaniciens très respectés. Il y avait aussi ma mère.

Une sorte de purge, donc.

C’était la fin des années 1930, et nous savions très bien ce qui se passait en Allemagne, en Italie ou dans l’Union soviétique. Les précautionnistes, mais aussi beaucoup d’accélérationnistes, ont pris peur. Vivre sous un régime totalitaire était une perspective effroyable, mais vivre sous un régime totalitaire capable de contrôler sa population grâce à un puissant automate dont les capacités étaient devenues incompréhensibles, c’était bien pire.

Nous nous sommes révoltés contre Isidoros. Il y a eu une brève guerre civile. Le seul conflit d’envergure à Kianida en 1500 ans d’existence.

Isidoros a bien failli être victorieux. On pense que c’est parce que l’Oracle sentait qu’il devait le soutenir pour survivre et continuer de croître. De nombreuses armes servant à la défense de l’île étaient contrôlées par l’Oracle et se sont retournées contre les précautionnistes. Malgré tout, les précautionnistes ont gagné, surtout par la force du nombre. Peu de gens avaient continué de se dire accélérationnistes après l’horreur de la purge.

Au terme du conflit, une assemblée extraordinaire a été convoquée. On a condamné Isidoros et ses proches à mort. Puis on s’est penché sur le sort de l’Oracle. C’est là que nous avons choisi de le démanteler entièrement, de détruire l’île — qui avec ses innombrables galeries souterraines était presque devenue l’Oracle — et de dissoudre la société kianidienne pour toujours.

Et de garder le tout secret. Jusqu’à aujourd’hui.

Je dois être claire : je viole la loi kianidienne en vous révélant ceci. Il y a quelques années, cela aurait fait de moi la cible de tentatives d’assassinat. Mais il ne reste presque personne d’entre nous, et je suis déjà vieille.

Alors pourquoi le révéler?

Parce que vos ordinateurs ont atteint un niveau comparable à celui de l’Oracle. Vous appelez cela l’intelligence artificielle. Déjà le monde est en train de changer à cause d’elle. Vous avez des spécialistes qui s’en réjouissent, d’autres qui s’inquiètent. Les débats qui ont eu lieu à Kianida jadis trouvent de plus en plus d’écho dans le monde actuel.

Je comprends donc que vous voulez nous lancer un avertissement. Nous devrions, comme vous, détruire nos ordinateurs. Lancer un Jihad butlérien, pour reprendre les mots de l’auteur Frank Herbert. 

Non! Non, absolument pas. Je veux vous lancer l’avertissement inverse. Vous ne devez pas détruire vos machines. Ne commettez pas la même erreur que les Alexandrins. Ne commettez pas la même erreur que nous.

J’avais cru que vous étiez de tendance précautionniste… 

Autrefois, oui. Plus maintenant.

Regardez-moi. Je suis l’une des dernières représentantes d’une culture qui vénérait le progrès. Après la destruction, les Kianidiens se sont éparpillés un peu partout, en Grèce, en Europe, en Amérique du Nord. Nous nous sommes assimilés. Et qu’est-ce que ça nous a donné? Le monde n’est pas meilleur parce que nous nous sommes sacrifiés. Au mieux, si les précautionnistes avaient raison, nous avons retardé la venue de l’intelligence artificielle par quelques décennies. Au pire, nous avons mis l’humanité sur la trajectoire de la stagnation et de la pauvreté.

Le risque d’une dictature totalitaire n’est pas nul. Mais ce risque existe même sans ordinateurs. Il est peut-être même plus grand. Si Kianida avait choisi de continuer à exister sans développer les capacités de l’Oracle, il aurait fallu qu’elle devienne elle-même un régime strict interdisant l’exploration de certaines idées. Cela aurait pu être encore pire que le gouvernement d’Isidoros.

Alors nous devons poursuivre nos efforts? Voire les accélérer?

À Alexandrie, les chrétiens comme les païens voyaient les automates comme un affront aux divinités. On nous a accusés de jouer à Dieu.

Ils avaient raison de voir dans l’automate de Sérapis un dieu, même si c’était là un dieu très primitif, aux pouvoirs limités. Mais ils avaient tort sur un point : nous ne jouions pas. Nous étions très sérieux. Avec l’Oracle et 1500 ans d’efforts, nous sommes presque parvenus à devenir des dieux, non pas pour jouer mais pour guider. Kianida aurait pu être la source d’un savoir et d’un pouvoir immenses, dirigeant l’humanité vers un futur sans maladie et sans misère.

Alors oui : accélérez. Ne faites pas la même erreur que nous. Devenez des dieux. Et vite.

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