L’île aux Vaches

Fragment survivant de la carte de l’amiral ottoman Piri Reis, 1513. L’île aux Vaches est en rouge en plein centre, pas trop loin de la côte brésilienne.

  • Où : dans l’Atlantique, entre l’Amérique du Sud et l’Afrique
  • Quand : apparaît (exclusivement?) sur la carte de Piri Reis en 1513, avec une description comme quoi elle était peuplée de vaches à une corne
  • Aussi connue sous le nom de : İzle de Vaka (transcription turque du portugais)

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C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.

Une lune gibbeuse, encore rouge de ne s’être levée qu’un instant plus tôt, était suspendue au-dessus de la mer, à l’est; les restes d’un coucher de soleil se dissipaient de l’autre côté du ciel, par-delà les montagnes. Sur les terrasses de la maison du Suffète, cent flambeaux brillaient. Une odeur de camphre et d’épices se dégageait d’on ne savait où.

Dans une alcôve à vingt pas d’un bosquet de palmiers, quatre de ses enfants s’étaient installés après le repas du soir. Il y avait là ses trois jeunes fils. Le plus vieux n’avait pas dix ans; c’était Hannibal; déjà il était intrépide, énergique, impatient, rêvant d’éléphants et d’armées victorieuses contre Rome. Hasdrubal, le deuxième, gardait une pose digne et calme; on le voyait souvent observer, couché près des étangs, les poissons rares de son père, inventant dans sa tête des histoires de dieux sous-marins. Le troisième et dernier fils d’Hamilcar Barca s’appelait Magon, il avait cinq ans, il mangeait beaucoup et se trouvait souvent distrait.

Ils étaient assis ou étendus sur des coussins de soie d’Asie. Leur sœur, Salammbô, se tenait au milieu d’eux; elle avait l’âge où l’on est presque femme. Elle portait une longue robe verte à reflets de cuivre; son visage était fardé d’antimoine; sa chevelure d’ébène, retenue par une tiare surmontée d’une grosse perle en verre d’où s’écartaient des tiges horizontales pour faire comme le signe de Tanit. Tout près d’elle sa vieille esclave Taanach pinçait quelquefois les cordes d’une harpe.

Baignée de cette musique légère, Salammbô racontait à ses jeunes frères le légendaire périple d’Hannon le Navigateur dans les mers de l’ouest. Chaque soir depuis le quartier de lune elle leur disait un nouvel épisode.

— « Hier nous avons laissé Hannon dans l’île de Cerné. À cette étape il ne commande plus que quelques galères, la plupart étant restées dans les colonies de la Maurétanie ou rentrées à Carthage.

— « Où se trouve Cerné? » demanda Hasdrubal.

— « Rappelle-toi les Colonnes de Melkarth, là où les deux terres se rapprochent! » répondit Salammbô. « Si tu vogues jusqu’aux Colonnes depuis Carthage, alors il te faudra autant de temps pour atteindre Cerné en poursuivant ta route. »

Hasdrubal s’était tourné vers la mer, et il imaginait la vie sur une galère le long de terres lointaines; il n’avait encore jamais quitté la ville. Cependant sa sœur reprit :

— « Cerné est un pays brûlant, où le soleil est toujours au plus haut; rien n’y pousse. Hannon s’inquiète de ses provisions. S’il ne peut trouver à terre de quoi ravitailler ce qu’il reste de sa flotte, il devra rebrousser chemin. Or, plus au sud, là où les sables du désert se changent peu à peu en longues herbes et en petites forêts, vivent des peuples sauvages qui ont attaqué les Carthaginois avec des pierres et des lances lorsqu’il approchèrent d’abord. »

Hannibal s’était redressé. Il lança :

— « Ne pouvait-il pas les vaincre?

— « Le périple ne le dit pas! » fit Salammbô.

— « Peut-être les barbares étaient-ils trop nombreux, » dit Hannibal songeur, « ou les hommes d’Hannon trop fatigués par les chaleurs du désert.

— « Oui, » dit-elle, « nous devons faire confiance à la sagesse du Roi-Navigateur! Si loin de Carthage, il faut administrer avec prudence; on ne peut se lancer dans un conflit à la moindre inspiration des Baals. Mais cependant que l’expédition campait à Cerné, pour réparer les galères usées, Hannon envoya la plus rapide d’entre elles, la Main d’Eschmoûn, vers l’ouest; il avait entendu chez les sauvages les rumeurs d’une île fertile où l’on pouvait chasser le taureau sauvage. Mais pour l’atteindre il fallait s’éloigner de la côte.

— « Mais c’est dangereux! » s’écria Hasdrubal.

— « Comment se guider, loin des terres? » demanda Hannibal, cependant que Magon, étendu sur le dos, regardait les étoiles qui une à une se posaient sur la voûte du ciel noir. Vers l’est la lune ascendante pâlissait; ses rayons d’argent tombaient sur les dents blanches de Salammbô souriante.

— « Magon a compris! » dit-elle, et le plus jeune fils d’Hamilcar tourna les yeux vers elle avant de les fermer; il s’endormait. « Il faut se guider par la disposition des astres. La Main d’Eschmoûn partit la nuit; son capitaine savait les constellations qui lui permettraient de retrouver son chemin. Mais Hannon attendit; la Main ne revint pas. Le capitaine avait l’ordre de faire demi-tour au bout de trois jours tout au plus. Quand on en fut à dix, les galères étaient remises en état, les hommes avaient hâte de quitter le désert; en outre un Nomade était parvenu jusqu’à eux, disant connaître la langue des indigènes au sud; — alors Hannon supposa que la Main était perdue et, ayant mené une brève cérémonie pour le souvenir des marins disparus, il donna le signal du départ.

« Il laissa derrière une seule galère, dont l’équipage avait pour mission de bâtir un abri en pierre qui servirait de halte. Nous parlerons demain de ce que vit Hannon lorsqu’il aborda les terres méridionales, là où s’élèvent des monts comme des cônes couverts d’arbres aux senteurs humides; où les fleuves foisonnent de crocodiles et d’hippopotames; où vivent des peuples à la peau plus noire que la nuit. Mais cependant qu’il explorait la Corne d’Occident et la Montagne du Char des Dieux, les hommes restés à Cerné patientèrent.

— « Que mangeaient-ils? » demanda Hannibal.

— « Je ne sais! » répondit Salammbô.

Hasdrubal lança :

— « Ils pêchaient, sans doute.

— « Nous savons en tout cas que l’attente fut longue. La pêche, s’ils s’y adonnaient, n’était pas miraculeuse. Certains voulurent repartir, ils pensaient qu’Hannon serait tué au sud et ne repasserait jamais; d’autres restaient fidèles au Roi-Navigateur; des conflits éclatèrent. Un homme mourut.

« Ceux qui restaient, enfin, choisirent de retourner au nord. Ils laissèrent dans leur cabane en pierre un message pour Hannon, puis ils mirent, à l’aube, leur navire à l’eau. Mais alors que les hommes étaient assis devant leurs rames, prêts à entamer le long voyage, on aperçut à l’horizon un petit carré jaune. C’était la voile de la Main d’Eschmoûn qui revenait! »

Magon s’était réveillé; ses deux frères étaient suspendus aux lèvres pourpres de Salammbô. Elle décrivit le retour de la galère perdue. On y avait embarqué six bêtes étranges. C’étaient comme des taureaux ou des vaches, mais elles avaient sur le front une corne unique, grise, de la longueur d’un pied, large sur leur base et diminuant vers un pic émoussé. Leur corps était couvert d’un cuir de la couleur de la poussière. Hannibal demanda à Taanach de répandre du sable sur les dalles. Il y traçait avec un bâton la créature telle qu’il l’imaginait; Salammbô le corrigeait en riant :

— « Non! Tu as dessiné ses pattes comme celles d’un éléphant; elles sont plus minces. »

Il effaçait son dessin et recommençait.

Cependant Salammbô poursuivit. Les hommes de la Main d’Eschmoûn racontaient avoir atteint l’île aux Vaches en neuf jours. Ils seraient rentrés plus tôt si le ciel n’eût pas été couvert pendant cinq nuits, les empêchant de s’orienter. Mais ce malheur leur fut finalement bénéfique, car ils aperçurent, au matin du neuvième jour, l’île; ils y accostèrent en soirée.

— « C’était une terre assez grande, entourée de plages d’un sable pâle, dominée par de hauts plateaux verts. Les hommes firent camp dans une petite baie et entreprirent d’explorer le lieu. Ils amassèrent du bois, des fruits, quinze espèces de coquillages, ils trouvèrent des sources d’eau et emplirent toutes leurs outres. Un quart de lune, une demi-lune s’écoulèrent; il fallait recoudre la voile qui s’était déchirée; mais surtout le capitaine voulait rapporter le plus de trésors possibles à Hannon et Carthage, car ainsi pourrait-il peut-être avancer en société. Il envoya ses hommes fouiller dans les ruisseaux pour y chercher de l’or. Il mena des expéditions sur les plateaux en quête des troupeaux de taureaux qu’avaient évoqués quelques Maurétaniens. Il les trouva enfin, près de dix jours après leur arrivée dans l’île.

« Ils tuèrent une bête et la firent rôtir au-dessus d’un immense bûcher, sur la plage. Ce fut la fête. Le lendemain ils en tuèrent trois autres. Ils firent sécher la viande et conservèrent les cornes. Puis le capitaine, n’ayant trouvé rien de plus précieux dans l’île, voulut en ramener vivantes. Ils mirent quatre jours à préparer un plan pour les capturer sans les blesser; on parvint finalement à en prendre huit. Deux d’entre elles trouvèrent la mort lors du voyage de retour; des vents contraires l’avaient allongé du double.

« Il fallut décider quoi faire, — quitter Cerné, ou attendre Hannon? On fit le choix de rester. La Main avait à bord suffisamment de vivres pour quarante jours; on sacrifia d’ailleurs une autre des vaches à une corne, la plus faible, dont on fit un nouveau festin. »

Le petit Magon était fasciné par le dessin d’Hannibal, il demanda :

— « A-t-on ramené les bêtes à Carthage?

— « Hélas non! » dit Salammbô d’une voix douce, « elles périrent toutes avant le retour du Roi-Navigateur. On ne savait pas comment les nourrir; Cerné était trop stérile; peut-être les bêtes refusaient-elles de manger du poisson. Elles tombèrent malades, on dut les achever une à une. Quand Hannon reparut, ses hommes ne purent lui faire voir que les cornes et les ossements.

— « Les rapporta-t-on? » demanda Hannibal.

— « Oui, les cornes furent placées par Hannon dans le Temple de Moloch-le-Dévorateur. Mais c’était il y a plus de deux cents ans. Elles sont depuis tombées en poussière. »

Ils se turent. Taanach, ayant repris son instrument, en tirait une mélodie un peu triste. Il faisait nuit; au-dessus des murs du jardin, on devinait les lueurs des lieux saints sur l’Acropole. Carthage s’endormait; on n’entendait plus que le murmure de la mer.

Salammbô termina son récit. Nul, dit-elle, n’avait jamais retrouvé l’île aux Vaches. Hannon lui-même aurait douté de son existence, n’eût été des reliques; mais, les reliques ayant elles-mêmes disparu, on ne pouvait savoir avec certitude si cette histoire était véridique. Cependant Magon bâilla, et Hasdrubal voulait descendre sur le quai des galères admirer le reflet de la lune sur les flots. Hannibal accompagna Taanach qui déposa le plus petit des Barcides dans son lit. Puis il fut dans sa chambre, où il rêva longtemps d’un exploit qui, comme Hannon le Navigateur, lui accorderait la renommée éternelle.

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Note historique1Jusque dans sa typographie, ce texte est un pastiche et un hommage à Salammbô, le roman classique de Gustave Flaubert. J’ai repris son personnage titre, fille du général et politicien Hamilcar Barca. Salammbô est essentiellement une invention de Flaubert, mais on sait qu’Hamilcar eut trois filles plus âgées que ses trois fils. Le roman imagine Hannibal — le célèbre Hannibal qui traversa les Alpes avec des éléphants — comme un fils secret d’Hamilcar, et ne mentionne ni Hasdrubal ni Magon, mais j’ai préféré leur donner une vie de famille plus normale.

L’histoire que raconte Salammbô est directement inspirée du réel périple d’Hannon le Navigateur, vers 500 av. J.-C. (mon histoire, comme le roman de Flaubert, se passe plutôt dans les années 230 av. J.-C.). Le récit nous est parvenu sous la forme d’un court texte en grec. Hannon aurait exploré la côte ouest de l’Afrique. Selon les interprétations, il se serait rendu jusqu’au sud du Maroc, ou au Sierra Leone, voire au Cameroun ou au Gabon.

L’île aux Vaches est une invention de ma part basée sur la carte ottomane de Piri Reis ainsi que, indirectement, sur des hypothèses comme quoi les Phéniciens auraient atteint l’Amérique pendant l’antiquité.

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