L’île Jacquet

Détail de la « Bowles’s new pocket map of the Atlantic or Western Ocean » (1779). On voit une « Juquel I. » — l’île Jacquet — au milieu à droite, à mi-chemin entre le « Great Fishing Bank » et un « rock ».

  • Où : dans l’océan Atlantique, à l’est des Grands Bancs de Terre-Neuve
  • Quand : signalée pour la première fois en 1728, mais longtemps considérée douteuse. N’apparaît plus sur les cartes à partir des années 1850, après que les travaux sur le câble télégraphique transatlantique ont définitivement confirmé son inexistence
  • À ne pas confondre avec : le banc Jacquet, plus à l’ouest. Il s’agit d’une petite partie des Grands Bancs de Terre-Neuve. Son nom est fort probablement l’origine du toponyme de l’île.

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Vers le milieu du 19e siècle, le projet de tendre un câble télégraphique entre l’Amérique et l’Europe, et ainsi permettre une communication instantanée entre le Nouveau Monde et l’Ancien, fait face à deux obstacles de taille. D’une part, les difficultés techniques paraissent insurmontables : nul ne sait ce qui se cache au fond de la mer, et le câble pourrait se casser à tout moment. D’autre part, cela coûterait une fortune.

Il est donc peu étonnant que l’homme qui va tenter d’accomplir ce fait d’armes, Cyrus W. Field, soit à la fois ignorant de tout ce qui concerne le télégraphe, et immensément riche.

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Son haut-de forme posé sur le bureau devant lui, Cyrus Field est en train de décrire l’état du projet à un fonctionnaire britannique.

— Les travaux préliminaires sur le trajet du câble sous-marin sont déjà commencé. Des relevés de la côte irlandaise ont permis d’identifier la baie de Valentia comme le site le plus propice, ce qui permettra de limiter la distance à deux mille miles nautiques. Nous avons entrepris de sonder certains point stratégiques le long de cette ligne…

— Merci, M. Field.

Cyrus Field se tait. Son interlocuteur, un certain William Baillie-Hamilton, prend son temps avant de poursuivre. Field tente de se rappeler du titre de ce fonctionnaire. Deuxième secrétaire à l’Amirauté? Quelque chose comme ça. Field ne comprend pas grand-chose à la bureaucratie de ce royaume.

— Si j’ai bien compris, dit M. Baillie-Hamilton avec son accent écossais, vous demandez le soutien de la Marine royale pour les travaux de mise en place de ce câble.

— En effet. Même divisé en deux, le câble télégraphique tel que conçu par notre électricien en chef, M. Whitehouse, aura un poids considérable. Seul un petit nombre de navires en existence pourraient transporter les bobines, et les difficultés d’engager et d’équiper un navire marchand sont considérables. Le gouvernement de mon pays à Washington a déjà promis de nous prêter la frégate Niagara

— Nous pourrions enrôler le HMS Agamemnon.

Field prend une expression de léger étonnement. L’Agamemnon est l’un des plus grands navires de ligne au monde, un immense vaisseau à voile et à vapeur. Ce serait parfait — et bien franchement, Field ne s’attendait pas à ce que ce soit aussi facile. Les États-Unis avaient posé bien plus de questions. Oui, il avait réussi à relier par télégraphe l’île de Terre-Neuve au continent, ce qui permettait aux informations venues d’Europe d’être transmises quelques jours avant que les navires atteignent New York… Mais son manque d’expertise en électricité était un perpétuel obstacle. Malgré tout il avait réussi à convaincre les représentants fédéraux. Ainsi qu’à amasser un capital chez des investisseurs des deux côtés de l’océan. Field est doué pour la persuasion.

— L’Agamemnon… oui. Oui, cela ferait l’affaire. Cela serait idéal!

— Mais je dis bien pourrions, au conditionnel. M. Field, bien que le gouvernement de Sa Majesté comprenne parfaitement les nombreux bénéfices qu’un lien télégraphique avec l’Amérique apporterait à notre pays, nous demeurons sceptiques. Nous ne sommes pas convaincus que vous soyez en mesure de surmonter les obstacles techniques.

Ah, voilà.

— Soyez bien assuré, M. Baillie-Hamilton, que nos ingénieurs et spécialistes en toutes disciplines font bien tout en leur pouvoir afin d’identifier et de vaincre lesdits obstacles. Selon M. Samuel Morse, que d’aucuns appellent le père du télégraphe, il n’y a en principe rien qui empêche la transmission sous-marine sur une aussi longue distance.

— Je n’en doute pas, M. Field. Mais nous ignorons les secrets des abysses de l’océan. Vous vous souvenez que le premier télégraphe installé sous la Manche a été mis hors service par un pêcheur français qui l’a pris pour une étrange espèce d’algue. De nos jours, les pêcheurs sont avertis, mais qui sait quel Léviathan, quel Kraken pourrait prendre votre câble pour quelque proie?

— Vous soulevez là une question pertinente. Heureusement, nos océanographes sont sur le dossier. Notre fil de cuivre, gainé de gutta-percha, sera suffisamment solide pour résister à la morsure du plus grand cétacé connu.

— Ce que je cherche à vous dire, M. Field, c’est que malgré tous vos efforts, tôt ou tard, votre câble se cassera. Que ferez-vous alors?

— Eh bien, nous en déroulerons un autre.

M. Baillie-Hamilton ne cache pas son incrédulité.

— Sur toute la longueur?

— Ma foi, s’il le faut.

— Cela serait fort coûteux. Si tel est votre plan, j’ai bien peur que nous ne puissions vous aider.

Voilà qui serait fâcheux.

— Je tiens à vous rappeler que le capital investi dans cette aventure est entièrement issu de fonds privés…

Non, ça ne va pas : ce ne sont pas les finances qui inquiètent M. Baillie-Hamilton. Mais quoi? La peur de l’échec? L’hésitation à accepter le risque? Cyrus Field décide de changer de stratégie.

— Ceci dit, vous avez raison. Un remplacement du câble entier à chaque cassure ne serait pas raisonnable. Il serait bien moins risqué d’établir un point de relais; ainsi nous pourrions remplacer une section seulement du câble en cas de bris.

— Il est vrai que cela aiderait grandement, mais je ne vois pas comment faire. À moins que vous ayez en tête ce plan fou de créer des îles flottantes? Cela me semble encore plus hasardeux…

— Pas du tout. M. Baillie-Hamilton, vous avez sans doute ici une carte de l’Atlantique?

— Naturellement.

Des corridors de l’Amirauté survient un domestique, transportant une grande carte. Quelques instants plus tard, l’océan est déroulée sur le bureau, les coins retenus par divers objets décoratifs : une horloge italienne, une statuette esquimaude. Field met le doigt sur une petite inscription entre Terre-Neuve et l’Irlande.

— Le voilà, ce point de relais.

Le deuxième secrétaire de l’Amirauté se penche pour lire. Il est écrit « Jacquet I. (Doubtful) ». Baillie-Hamilton se cale dans son siège, peu impressionné.

— M. Field, cette île n’existe vraisemblablement pas. Je crois même que nos géographes l’ont exclue des cartes plus à jour que celle-ci.

— Au contraire, monsieur. Nos travaux ont tout récemment confirmé l’existence de l’île Jacquet.

— Ah bon!

— Certes oui. Mais je crois bien être le seul en Angleterre qui le sache, puisque je l’ai appris immédiatement avant mon départ de New York. Et…

Field se permet un sourire.

— Et puisque nous n’avons pas encore de câble transocéanique, l’information n’aura pas eu le temps de parvenir à vos géographes.

— Ma foi…

— Pour tout dire, je n’étais pas tout à fait convaincu que les coûts de construction d’une station de relais seraient justifiables. Mais maintenant que vous avez soulevé l’enjeu des inévitables bris, il me semble certain que l’île Jacquet a son rôle à jouer dans cette entreprise.

— Ma foi, si ce que vous dites est vrai, cela change les choses.

— J’imagine que vous aviez d’autres objections

Baillie-Hamilton hésite.

— Pas… pas dans l’immédiat.

Cyrus Field se lève et attrape son chapeau.

— Dans ce cas, dois-je en conclure que vous mettrez à notre disposition l’Agamemnon?

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À bord de l’USS Niagara, Cyrus Field contemple la colossale bobine fixée à l’arrière du navire. Non loin, le HMS Agamemnon est équipé d’une bobine identique. Le Niagara déroulera la sienne en premier. À mi-chemin, on connectera les deux câbles, et l’Agamemnon prendra le relais.

En aucun cas il ne sera question d’une station sur l’île Jacquet, pour la simple raison que cette île n’a jamais existé. Cyrus Field le sait. Il le savait déjà, lors de sa visite à l’Amirauté. Les relevés de sa compagnie ont prouvé l’absence de toute île dans cette partie de l’Atlantique nord.

Sur la plage de la baie de Valentia, une foule s’est rassemblée pour célébrer le départ des deux navires. De nombreux pêcheurs ont sorti leurs bateaux pour faire comme un convoi. Des représentants du gouvernement de Sa Majesté sont là, tout près de la station télégraphique qui relie la frégate américaine à la terre ferme. Il règne une atmosphère de fête. Quelqu’un lit un poème commémoratif, que Cyrus Field n’entend pas.

Enfin le Niagara et l’Agamemnon tendent leurs voiles et mettent en marche leurs moteurs à vapeur. L’immense bobine se met à tourner. Le  premier segment du câble disparaît sous la surface grise de la baie.

Cyrus Field ne sait pas que son télégraphe se cassera dans quelques jours. Ni qu’il faudra plusieurs tentatives et quelques années avant d’accomplir définitivement l’objectif qu’il s’était donné sans rien connaître de l’électricité ou du télégraphe. Le défi technique est immense, la mer est impitoyable, et aucune île miraculeuse ne viendra faciliter le problème.

Mais parfois, une petite dose d’ignorance est nécessaire pour catalyser les grandes choses.

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