L’île Elizabeth

Détail d’une carte du Paraguay, du Chili, du détroit de Magellan, &c. par Guillaume Delisle (1703). L’île Elizabeth apparaît tout en bas, avec la mention « Port découvert par F. Drak » (Francis Drake).

  • Où : au sud-ouest du détroit de Magellan, qui lui-même sépare la Terre de Feu de l’Amérique du Sud. 
  • Quand : découverte en 1578 par le corsaire et explorateur Francis Drake, après qu’une tempête l’a entraîné vers le sud en sortant du détroit de Magellan. Jamais retrouvée, l’île est néanmoins apparue sur des cartes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
  • Nommée d’après : Élisabeth Ire d’Angleterre
  • Pourrait avoir été : le cap Horn, soit le point le plus au sud de l’Amérique (après tout, comme le dit la carte ci-dessus, « Cette Coste n’est pas bien connüe »); ou le banc Pactolus, un mont sous-marin découvert en 1885 (mais pas retrouvé ensuite, donc ce pourrait être un « banc fantôme »…).
  • À ne pas confondre avec : l’île Isabel, dans le détroit de Magellan, qui a aussi été appelée île Elizabeth et que les plus fins observateurs auront remarquée dans la carte ci-dessus
  • Pour le fun : tiré de la même carte, ce magnifique passage sur les êtres mi-oiseaux, mi-poissons de l’Atlantique Sud :

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C’était un vieux globe terrestre, de ceux qui sont montés dans un meuble en bois exotique et qui tournent selon plusieurs axes. Je n’en connais pas la date exacte. Son propriétaire, mon grand-oncle, aurait sans doute pu nous le dire, mais cet homme austère, âgé, nous faisait peur, à Élisabeth et à moi. Nous lui parlions le moins possible. Quand nos parents nous emmenaient en visite chez lui, nous expédiions les politesses et nous réfugiions dans l’une ou l’autre des pièces où il conservait ses nombreuses antiquités. Le plus souvent, Élisabeth m’entraînait dans le bureau, où trônait, dans un coin, ce superbe globe terrestre.

Comme tous les enfants, nous nous amusions à faire tourner la planète, puis à l’arrêter d’un coup sec afin de pointer du doigt un lieu au hasard. Élisabeth adorait imaginer les voyages fantastiques qui nous mèneraient vers les pays, les caps, les archipels et les villes que nous soumettait la chance. Sur cette vieille mappemonde, les régions avaient des toponymes différents de ceux auxquels nous étions habituées : Nippon, Perse, Nouvelle-Hollande et mer du Sud. Ma sœur se voyait en exploratrice, partie à la découverte de pays qui n’existent plus.

Un jour, je devais avoir onze ans et Élisabeth douze, elle a fait tourner le globe de manière folle, dans deux directions à la fois. J’ai posé la main sur la surface mouvante, l’ai sentie ralentir, jusqu’à ce que s’arrête, sous mon doigt, une toute petite île. Elle se situait au sud-ouest de l’Amérique du Sud et portait le nom suivant : île Elizabeth.

Ma sœur a tout de suite été fascinée par cette île homonyme. Pour ma part, ce petit bout de terre perdu dans une mer lointaine ne me captivait guère, et j’ai relancé le mouvement rotatif du globe pour qu’Élisabeth nous envoie ailleurs. Mais elle ne voulait rien entendre : elle préférait imaginer le trajet fou qui la mènerait jusqu’au bout du continent, traversant la Louisiane, la Nouvelle-Espagne, le Pérou, le Pays des Patagons et la Terre de Feu, d’où elle s’embarquerait pour atteindre l’île qui lui semblait destinée. Elle arrêtait le globe sans jouer; j’insistais et imprimais au globe d’autres rotations; elle me criait d’arrêter. Alerté par le bruit que nous faisions, mon grand-oncle est apparu dans le bureau. Il a vu le globe tourner de manière folle, dans deux directions à la fois. Il s’est fâché et nous a interdit d’y toucher et même d’entrer dans cette pièce où il n’y avait, a-t-il affirmé, rien qui convienne à des jeux d’enfants.

Élisabeth n’a pas pour autant perdu sa fascination. Ne trouvant l’île Elizabeth sur aucune autre carte, elle répétait qu’il s’agissait d’un complot, que l’île avait été effacée par des organisations occultes qui y réalisaient d’inavouables expériences. Plus tard, son obsession s’est transférée au continent sud-américain dans son entièreté. Elle lisait des livres sur les Incas, apprenait l’espagnol, s’intéressait à la faune de l’Amazonie, aux régions climatiques du Chili, aux lignes de Nazca.

Quand nous serions grandes, me disait-elle, nous partirions en voyage, toutes les deux. Nous emprunterions l’autoroute transaméricaine, traverserions les États-Unis et le Mexique et l’Amérique centrale, contournerions le bouchon du Darién où la forêt ne s’est jamais laissée barrer d’une route, suivrions la côte andine jusque dans le Cône Sud, jusque dans la Terre de Feu. C’était au départ un fantasme. Vers la fin de l’adolescence, c’est devenu un plan réel. Après le cégep, ou pendant, nous prendrions plusieurs mois pour ce road trip épique. Le voyage d’une vie.

Ce voyage n’a pas eu lieu, car, à dix-sept ans, Élisabeth a reçu un diagnostic fatal. Elle était atteinte d’une ataxie spinocérébelleuse. Une maladie neurodégénérative rare, qui allait lui faire perdre l’équilibre, la paralyser progressivement et lui faire subir des souffrances terribles. Il n’y avait pour cela ni traitement ni remède.

Ma sœur est morte à vingt-et-un ans, après quatre ans de combat perdu d’avance. Mes parents et moi avons passé les dernières semaines avec elle, dans la chambre où elle était confinée. Elle continuait de parler des voyages qu’elle ne ferait jamais. J’ai évoqué l’île Elizabeth : elle a demandé qu’on y disperse ses cendres. C’était une blague, car elle n’allait même pas se faire incinérer. J’ai dû faire un effort pour rire.

Il y a eu l’annonce du décès, et les funérailles, et les nombreuses condoléances, et le ménage dans ses affaires. Ensuite, il y a eu le vide. J’avais interrompu mes études pour lui tenir compagnie, alors je me suis retrouvée avec de nombreux mois à meubler avant mon retour à l’université. 

J’ai passé quelques jours à réfléchir. Puis j’ai pris l’argent qui devait payer mes droits de scolarité, et je me suis acheté une voiture d’occasion, des dollars américains et des pesos mexicains.

Juste avant de partir pour la Terre de Feu, je me suis rendue au cimetière. Sur la tombe de ma sœur, j’ai déposé une gerbe de fleurs et un tout petit globe terrestre.

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