Carte universelle du monde de Pierre Duval montrant la Californie comme une île (1677).
- Où : là où se trouvent la Californie et la Basse-Californie
- Quand : mentionnée dans un roman espagnol en 1510. La Californie est dessinée comme une île sur de nombreuses cartes des 17e et 18e siècles, même si on savait dès le 16e que c’était une péninsule.
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Sent 11-16-18 10:23 PM
Salut maman,
Tu me demandais dans ton courriel si j’avais fini par me trouver un logement un peu plus permanent. Ça a pris du temps et ça a été laborieux, mais c’est fait! Je suis assez soulagée, même si je paye pas loin de 2000 $ (US, évidemment) pour une chambre dans une maison avec cinq colocs. Mon salaire est amplement suffisant pour couvrir ça, heureusement, mais wow, imagine les effets de la crise du logement pour les gens qui ont pas une bonne job dans l’industrie de la technologie. Et puis Ang, un de mes nouveaux colocs, a fait une remarque que j’ai trouvée pertinente : ce n’est pas vraiment normal, à trente-deux ans, de vivre avec cinq autres trentenaires parce que personne n’a les moyens de s’acheter une maison (prix médian à San Francisco : 1,3 million). Mais bon, la Silicon Valley n’est pas vraiment un endroit normal, ça, on le savait déjà.
La job est correcte, je commence à m’y habituer. J’ai été assignée à une équipe qui travaille sur un logiciel pas encore sorti et qui est destiné à l’industrie du cinéma. C’est quand même intéressant. Tu sais, on parle souvent du milieu cool des grandes entreprises californiennes, et c’est vrai dans l’ensemble, mais on passe souvent sous silence le fait que tout le monde travaille vraiment beaucoup. J’ai pas le temps de faire grand-chose d’autre, on dirait. Et puis j’ai une collègue qui m’a raconté des histoires d’horreur sur des cas de harcèlement sexuel. Je te rassure, il m’est rien arrivé jusqu’ici. Je croise les doigts pour que ça continue comme ça.
Je sais pas combien de temps je vais rester dans ce poste. C’était un rêve devenu réalité, de travailler ici, mais je suppose que la réalité rattrape tout le temps les rêves. J’ai souvent, malgré moi, des envies de revenir au Québec. Les gens me manquent. Tu me manques, maman. Ma culture me manque, elle aussi. Peut-être que je suis pas californienne dans l’âme, finalement.
Wow, c’est assez négatif mon affaire. T’inquiète pas, je vais bien! Y a plein de points positifs ici, quand je prends le temps d’y penser. Notamment qu’il fait en ce moment 17 degrés (ou 63 degrés, comme ils disent ici, mais mon cerveau semble être incapable de mémoriser les Fahrenheit) alors qu’on est à la mi-novembre. Dans ces circonstances, je peux pas me plaindre.
Je t’embrasse.
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Los Angeles, le 8 novembre 1954
Ma très cher sœur, Rosemary,
La désillusion est totale. Hollywood est un repaire d’escrocs, de parvenus et de requins prêts à manger leur prochain si cela peut leur permettre de nager un peu plus longtemps. Tu m’avais averti, je sais. Je me suis fié à mon instinct, mais tu avais raison : cet endroit est comme les films qui s’y font, l’envers du décor n’a pas grand-chose à voir avec l’image.
Voici maintenant six mois, j’ai visité l’un des plus grands studios de Los Angeles pour présenter mon projet. Tu imagines bien ma nervosité. Après des mois d’écriture et de sollicitation, les portes du saint des saints s’ouvraient enfin à moi! J’étais pourtant confiant, car je savais que mon idée d’épopée sur la ruée vers l’or — tu ne me reprocheras sûrement pas, après avoir lu ma lettre, d’être plus avare de détails qu’à l’habitude — était prometteuse. Les studios visités auparavant avaient refusé de faire mon film, mais c’était surtout parce qu’ils n’avaient pas les moyens de mes ambitions, ou parce que le projet, de mon côté, n’était pas encore tout à fait abouti. Mais je sentais, alors que j’étais assis devant ces messieurs en beaux habits, que cette fois-ci était la bonne.
L’entrevue n’a pas duré plus de quelques minutes. Je n’ai eu le temps que de décrire le scénario dans les grandes lignes lorsqu’ils m’ont interrompu. Ils m’ont dit que c’était une excellente idée, mais qu’ils avaient déjà un projet similaire en production. Il était prévu que ce film sortirait dans six mois, ont-ils ajouté. Ils avaient l’air de trouver la situation très drôle.
J’étais dépité, mais pas anéanti. Si un film semblable au mien avait été produit, cela signifiait que mon idée était valable. Et si le film en question avait du succès, je pourrais sans doute proposer quelque chose qui s’en rapprocherait tout en innovant, ce qui saurait séduire le public. Je me suis donc aussitôt remis au travail.
Pas plus tard qu’avant-hier, le film dont il était question, Forty Niners, est sorti. Par curiosité, et parce que je voulais savoir comment le dépasser, je suis allé assister à l’une des premières représentations.
Comme je suis furieux rien que d’y repenser! C’était mon film, Rosemary! C’était mon histoire, du début à la fin. Ça ne représentait pas parfaitement ma vision, évidemment — il aurait fallu pour cela que je sois celui qui le dirige — mais de très nombreux détails imaginés par moi s’y trouvaient.
Il est impossible que ce soit une coïncidence. J’ai réfléchi et je crois avoir compris comment une telle chose a pu se produire. Le premier des petits studios auxquels j’ai présenté mon projet a été racheté par les producteurs de Forty Niners. J’avais été imprudent, à l’époque : j’en avais dit beaucoup trop sans signer la moindre entente. Ils ont dû garder mon idée dans leurs cartons, sans mon accord, et le gros studio a décidé de la créer sans même m’en parler. C’est du plagiat pur et simple. Mon sang bout lorsque j’imagine tous ces producteurs rire de moi, car c’est ce dont il s’agissait lors de cette funeste entrevue.
Voilà ce qu’est Hollywood, Rosemary. Je ne sais pas si j’ai encore l’espoir de faire un film ici. Les fonds issus de l’héritage paternel commencent à manquer, et je songe de plus en plus souvent à revenir à Baltimore. Je serais heureux de te revoir.
J’espère que les choses se passent mieux de ton côté et que ton nouveau mari te traite bien.
Ton frère qui t’aime.
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Novembre 1850
Très chère cousine,
Comment te décrire San Francisco?
C’est d’abord une forêt de mâts, dans le port : il y a tant de navires ici que certains d’entre eux, coincés par les autres, se sont mis à pourrir. Chaque jour, de nouveaux bateaux arrivent de Panama, d’Hawaï ou, comme le nôtre, du cap Horn, transportant des gens de partout. Par moments, on se croirait en Extrême-Orient tant les Chinois sont nombreux. D’autres fois, il semble presque que nous sommes de retour au pays : Jacques et moi sommes loin d’être les seuls Français ici.
La ville est un joyeux capharnaüm où toutes les langues sont parlées et où les chantiers sont légion. Il y a deux ans, dit-on, à peine une centaine de personnes vivaient ici. C’était une petite mission espagnole sans importance. Je ne sais combien de gens ont désormais élu domicile ici, mais cela se mesure en milliers, et ça n’a de cesse de croître. Il y a bien trois hommes pour une femme, ce qui est parfois difficile à vivre au quotidien, mais ne t’inquiète pas : je fais attention à moi, et bien que mon mari ne revienne en ville qu’à tous les deux mois, je lui reste fidèle devant Dieu.
Je n’ai eu aucune difficulté à trouver de l’emploi dans l’une des nombreuses pensions de la ville. Le travail n’arrête pas et est assez payant. Toute la ville roule sur l’or, de manière bien littérale. Jacques m’a promis que dès qu’il aurait du succès dans les champs aurifères, nous pourrions utiliser le capital pour ouvrir notre propre pension. C’est une idée réjouissante, mais je ne te cacherai pas un certain pessimisme. Jusqu’ici, Jacques n’a obtenu que quelques grains d’or, à peine de quoi payer la tournée générale qu’il a offerte dans une taverne le soir de son retour. Il m’assure être près de toucher une veine, mais je crois qu’il se raconte des histoires. Moi, je ne me fais pas d’illusions : la plupart des chercheurs d’or ici s’appauvrissent. Je risque de gagner plus d’argent comme femme de chambre que mon mari comme chercheur d’or.
D’ailleurs, à chacun de ses retours à San Francisco, je le trouve plus maigre et plus vieux, et je crains parfois pour sa santé d’esprit. Je ne sais pas ce qui se passe dans les rivières d’or, mais on dirait qu’elles arrachent quelque chose aux hommes qui y passent leur temps. La dernière fois que je l’ai vu, je lui ai proposé de rentrer en Europe. Je lui ai dit que j’avais les fonds nécessaire pour payer le passage. Il n’a rien voulu savoir, trop certain de sa richesse prochaine. Je prie pour qu’il ait raison, et que cette richesse lui parvienne avant que le fasse la folie.
Alors voilà, ma cousine, ce qu’est San Francisco. Voilà ce qu’est la Californie. Voilà ce qu’est le Nouveau Monde.
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Le 8 novembre de l’an de grâce 1540
À l’attention de Sa Majesté l’Empereur Charles, par la grâce de Dieu, roi de toutes les Espagnes et de vastes possessions de par le monde,
Les rapports de l’expédition de don Francisco de Ulloa dans l’île de Californie sont contradictoires. Don Ulloa lui-même fut poignardé à mort par un membre de son équipage, ce qui empêche de clarifier certaines des choses qu’il consigna dans ses récits. Ses marins racontent, comme le font toujours les marins, n’importe quoi.
La contradiction concerne la mer qui sépare l’île de Californie de la Nouvelle-Espagne, cette mer à laquelle don Ulloa donna le nom de son commanditaire, don Hernán Cortés. Après avoir dû réparer l’un de ses navires en septembre de l’année 1539, don Ulloa remonta les côtes vers le nord jusqu’à atteindre ce qui serait, selon certains passages de son journal de bord, une ouverture vers l’Océan et, selon d’autres, le fond d’une grande baie ou d’un golfe. Il semblerait qu’une tempête eût à ce moment forcé don Ulloa à rebrousser chemin vers le sud et ses observations à demeurer imprécises. Dans son récit, il n’hésite pas à qualifier la Californie de péninsule après son atteinte de ce qui serait l’extrémité nord de la mer de Cortés. Après qu’il eût contourné la pointe sud de la Californie, pourtant, il recommence à en parler comme d’une île. Son périple le long de la côte occidentale ayant quant à lui été incomplet, il est impossible de tirer de cette partie du voyage une information susceptible d’éclairer davantage la question.
Moins ambiguës, toutefois, sont les indications données au sujet de ce que renferme cette île ou péninsule. Nos légendes parlent d’un peuple de femmes, d’Amazones, disent certains, vivant dans un paradis terrestre où le seul métal est l’or. Les mythes des Aztèques supposent l’existence, au nord-ouest, d’un territoire fertile d’où ils seraient originaires. L’île de Californie n’est aucune de ces choses. Il s’agit plutôt d’une terre aride, désertique, balayée par des vents secs. Quelques Indiens y vivent en bandes éparpillées.
Nul doute que les légendes mentionnées motiveront d’autres explorateurs à chercher en Californie ce qui, selon toute vraisemblance, ne s’y trouve pas. Notre recommandation à la cour impériale serait de n’y point dépenser de ressources additionnelles pour l’instant. Cela n’apporterait guère autre chose que de la déception.
Par la grâce de Dieu.
Permaliens