L’île Buss

Carte de John Sellers représentant l’île Buss (1672).

  • Où : dans l’Atlantique nord (toutes les îles fantôme sont dans l’Atlantique, on dirait bien), entre l’Irlande et le Frisland (qui n’existe pas non plus)
  • Quand : « découverte » par la troisième expédition de Martin Frobisher en 1578, déclarée « engloutie » vers 1745. Puis l’existence de la « terre engloutie de Buss » fut invalidée en 1818.
  • Étymologie : un « buss » ou « busse » était la sorte de bateau que pilotaient les découvreurs de l’île.

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Martin Frobisher était de fort bonne humeur.

Les quinze navires de l’expédition sillonnaient la route du retour vers l’Angleterre. Ils avaient exploré l’Arctique — pour la troisième fois, en ce qui concernait Martin — et amassé une telle quantité de minerai plein de poudre d’or qu’il était impossible de ne pas voir l’avenir avec optimisme. Martin n’aurait droit qu’à une petite part des profits, mais qu’importe : avec une richesse de ce calibre, il était assuré de pouvoir s’acheter un joli domaine, et s’attirer les faveurs de la reine, peut-être être fait chevalier.

Le plaisir coupable de Martin était de descendre dans la cale pour regarder la roche noire, parsemée de flocons brillants. Il s’en frottait les mains. De l’or. Tellement d’or. Plus de mille tonnes de ce superbe minerai étaient réparties sur les quinze navires. Près de la Tamise, dans l’attente de leur retour, on avait construit une fonderie exprès pour extraire le précieux métal qu’ils allaient rapporter. Cela serait long, évidemment. L’alchimiste, un Italien, avait dû faire subir à l’échantillon du précédent voyage un processus élaboré avant d’en tirer la poudre. Avec mille tonnes, cela prendrait des années, mais ce n’était pas grave. Martin pouvait attendre.

Il pensait aux Espagnols. Tellement d’or et d’argent ramenés de leurs colonies — mais à quel prix? Ils avaient dû conquérir des royaumes, attrapé des maladies dégoûtantes, traversé des tempêtes tropicales. Alors que dans l’Arctique, l’or traînait là, à portée de quiconque aurait le courage de s’aventurer dans ce froid! Et il n’y avait presque personne dans ce pays pour leur compliquer la tâche, à part trois ou quatre Esquimaux. C’était presque trop facile.

Il ignorait qu’il n’y avait pas une once d’or parmi ses mille tonnes de roche. C’était de la pyrite. L’or des fous, dirait-on plus tard, un minéral sans la moindre valeur. L’expédition s’avérerait ruineuse et son commanditaire, Michael Lok, irait en prison, incapable de rembourser ses dettes. La réputation d’aventurier à succès de Martin serait quant à elle anéantie. Pour gagner sa vie, il se verrait obligé d’aller combattre des Espagnols, puis des Français.

Il ignorait aussi que l’île que venait d’observer l’équipage de l’Emmanuel, l’un des navires, n’existait pas. Martin n’était pas allé vérifier par lui-même. Trop risqué, avec toute la cargaison d’or. Cela ne l’empêcherait pas d’annoncer à tout le monde et à Sa Majesté qu’il avait découvert l’île Buss, qui lui appartenait officiellement et sur laquelle il ne manquerait pas de trouver des quantités phénoménales d’or lors d’un quatrième voyage — qui n’aurait jamais lieu.

Martin Frobisher était de bonne humeur parce qu’il se sentait parti pour la gloire.

Il entrerait pourtant dans l’histoire comme un navigateur de second ordre. Plus tard, on donnerait son nom à une baie (qu’il pensait être un détroit) et à un village inuit. Aujourd’hui, ce village s’appelle Iqaluit.

C’est tout, pour un explorateur rapportant de l’or qui n’en est pas et découvrant des îles qui n’en sont pas.

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