L’île de Saint-Brendan

Détail d’une carte du nord-ouest de l’Afrique par Guillaume Delisle (1707). L’île de Saint-Brendan (« St. Borondon ») est en le parage à gauche en dessous du mot « quelques ».

  • Où : quelque part dans l’Atlantique Nord
  • Quand : selon un texte du IXe siècle, l’île a été visitée par le moine irlandais saint Brendan de Clonfert en 512; son existence a ensuite été rapportée par de nombreux auteurs et navigateurs à travers le Moyen Âge et jusqu’au XVIIIe siècle
  • Aussi connue sous les noms de : San Borondón, Samborodón

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Il s’appelle Brendan Sanchez. Il est né en banlieue de Brisbane, dans le Queensland en Australie, en 2009. Son père est un immigrant philippin qu’il connaît peu. Brendan vit avec sa mère, une professeure de linguistique, spécialiste des langues austronésiennes.

Brendan a une enfance somme toute heureuse, rien qui sorte de l’ordinaire. Il est intelligent, sans être un prodige. Il a peu d’amis, mais n’est pas pour autant isolé. Il lit beaucoup.

Quand il a quinze ans, sa mère l’emmène pendant quelques semaines dans un village situé sur une île rattachée à la Papouasie–Nouvelle-Guinée. Elle est là pour des recherches linguistiques avec les insulaires, et Brendan a tout son temps pour explorer le village et lire les livres qu’il a amenés pour compenser l’absence de connexion internet. L’un des livres est un recueil d’histoires de saints que son père, catholique pratiquant, lui a envoyé pour son édification. Brendan en rit, mais par respect pour son père, il l’ouvre, et il tombe sur la biographie de son homonyme : Brendan de Clonfert.

Saint Brendan, apprend-il, a vécu en Irlande au VIe siècle. On connaît de lui surtout ses voyages à la recherche du jardin d’Éden; il aurait visité l’Islande, les îles Féroé, peut-être (mais les spécialistes sont sceptiques) le Groenland et le continent américain, et quantité d’autres îles fantastiques et inexistantes dont l’une, qu’il a décrite comme le Paradis, porte désormais son nom.

Brendan Sanchez est fasciné. Il cherche des liens entre lui et le moine, et réalise qu’il se trouve sur une île appelée Nouvelle-Irlande, ce qui ne peut pas être une coïncidence. Il pose des questions à sa mère et apprend qu’elle a de lointaines origines irlandaises. À la blague, il déclare être une sorte de réincarnation de saint Brendan de Clonfert.

Mais peu à peu, la blague semble prendre les couleurs de la réalité. De retour à l’école, il est élu président du club écologiste dans lequel il s’impliquait. Ils sont quatorze; or, quatorze moines accompagnaient saint Brendan dans ses voyages. Sa meilleure amie et vice-présidente du club s’appelle Mala; saint Malo était l’un des compagnons de l’abbé irlandais. Le jour de fête du saint est le 16 mai; c’est aussi la date, selon une information fournie par sa mère et dont il se serait volontiers passé, de la conception de Brendan Sanchez.

Début 2025, en tant que représentant de son association, Brendan écrit une lettre ouverte au gouvernement fédéral australien pour critiquer sa politique environnementale dans le contexte de la crise du climat. Un hasard médiatique donne un retentissement inespéré à son message. Quelques-uns de ses tweets deviennent viraux. Brendan est interviewé à la télé. Sans l’avoir cherché, il devient une figure de proue du mouvement des étudiants contre les changements climatiques.

Quand il reçoit une invitation pour un congrès mondial à Dublin, il comprend que ça ne peut pas être une coïncidence. Sa présence sur Terre est intimement liée avec la vie, 1400 ans plus tôt, de ce mystérieux moine irlandais. Il a une mission, et il doit l’accomplir pour le bien de tous.

Les catastrophes causées par le climat ont déjà, alors, pris l’allure d’événements normaux, routiniers. Il flotte un parfum d’irréversibilité sur le destin du genre humain. La technologie, autrefois considérée comme une source de solutions, semble désormais faire partie du problème. Les progrès de l’intelligence artificielle ont redessiné la structure du monde. Les choses, partout, sont de plus en plus méconnaissables.

En clair, l’humanité est mûre pour l’éclosion d’une nouvelle religion.

Pour Brendan, les mois suivants sont ceux de son passage au statut de célébrité planétaire. Sur les réseaux sociaux, ses abonnés se mesurent par millions. Il rencontre des chefs d’État et des chefs spirituels. Bien sûr, il essuie son lot de critiques parmi les faiseurs d’opinions de tous les pays — qu’est-ce qu’un ado de seize ans vient faire à bouleverser l’ordre du monde? — mais cela ne ralentit pas son ascension, bien au contraire.

Le message de Brendan se résume pourtant à peu de chose : il faut mener une vie riche, mais simple. Il ne prône pas exactement la renonciation au luxe, et c’est peut-être ce qui lui permet d’être si populaire : on ne l’associe pas à la pauvreté, plutôt à la richesse, à une richesse intelligente, consciente de son impact. Il propose de diminuer l’usage des technologies informatiques, mais de conserver ce qui a de la véritable valeur — par exemple ce qui permet de rester en contact avec les gens qu’on aime et qui se sont établis au loin. Il affirme que le voyage est une grande source de joie, mais qu’il vaut mieux éviter de polluer en prenant l’avion. Il imagine le développement d’un réseau de navires carboneutres, ce qui permettrait de relier les continents entre eux et de remettre le voyage maritime à l’ordre du jour, comme autrefois.

Pour donner l’exemple, il parcourt le monde en voilier avec un équipage de quatorze disciples. Il aborde les îles qui sont menacées par la hausse déjà bien entamée du niveau des mers. Il traverse le passage du nord-ouest, complètement libre de glace. Chacune de ses visites est un immense événement. En décembre 2029, il accoste dans le port d’Oslo pour recevoir son prix Nobel de la paix.

Ces voyages durent sept ans, comme ceux de saint Brendan. Puis, le voilier disparaît lors d’une traversée de l’Atlantique.

Une équipe part à la recherche de Brendan Sanchez et de ses disciples. Pendant des semaines, le monde entier a le regard rivé sur le travail des sauveteurs, mais peu à peu la conclusion s’impose : on ne retrouvera jamais les naufragés.

Partout, on pleure la fin de Brendan Sanchez. On jure de continuer à porter son message. Son mouvement, qui avait déjà les contours d’une religion, en prend alors les dimensions véritables. Un constat réjouissant amplifie le phénomène : les émissions de gaz carbonique ont enfin commencé à décliner, et la hausse des températures mondiale semble se stabiliser. Brendan Sanchez est érigé au panthéon des sauveurs de l’humanité.

Dans la nouvelle religion, différentes doctrines sont en concurrence. L’orthodoxie, qui rallie la plupart des dizaines de millions de fidèles, évacue toute dimension surnaturelle pour se concentrer sur la biographie documentée et l’apport spirituel de Brendan Sanchez. Mais un autre courant fait son apparition et, petit à petit, gagne en popularité. Selon lui, Brendan serait toujours en vie avec ses quatorze disciples. Ils auraient trouvé, au milieu de l’Atlantique, l’inaccessible jardin d’Éden. Ils y mèneraient, depuis, une existence de moine, simple mais riche, à l’écart du monde qu’ils ont contribué à sauver de lui-même.

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