Détail d’une carte des régions nordiques d’Abraham Ortellius (c. 1570). « Groclandt » est en haut du Groenland. On reconnaît aussi Frisland au sud de l’Islande.
- Où : à l’ouest du Groenland
- Quand : entre 1569 et 1608 environ
- Pourrait être : le Groenland mal orthographié, voire l’île de Baffin
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Thorgils Leifsson était le petit-fils d’Erik Thorvaldsson, dit Erik le Rouge, qui, exilé d’Islande, explora trois ans durant une terre nouvelle qu’il appela Groenland, le Pays vert. Ayant décrit aux Islandais les promesses de ce lieu, il en attira plusieurs et fonda avec eux deux établissements, un à l’ouest et un à l’est; dans ce dernier il bâtit la propriété qu’on connaît sous le nom de Brattahlid. Erik le Rouge avait une fille, Freydis, et trois fils, Leif, Thorvald et Thorstein. Leif devint, pour ses exploits en navigation, le plus important d’entre eux. Ayant ouï la relation que fit le marchand Bjarni Herjólfsson de ses voyages, lors desquels furent aperçues des terres au-delà du Groenland, Leif Eriksson lui acheta son vaisseau et mena une expédition vers l’ouest. Il visita la terre vue par Bjarni, et deux autres; il les nomma Helluland, le Pays des Pierres plates; Markland, le Pays des Forêts; et Vinland, le Pays des Vignes. Comme son père avant lui, Leif fonda un établissement dans l’un des pays nouveaux qu’il avait découverts. Or les périls qu’affrontèrent Leif et les siens en cette terre de Vinland les forcèrent à rentrer au bout de deux ans dans le Groenland. De nouvelles tentatives de colonisation furent entreprises, non par Leif mais par d’autres intrépides navigateurs, mais toutes furent d’aussi courte durée.
De deux femmes, Leif Eriksson eut autant de fils. Au second, Thorkell, Leif transmit la propriété de Brattahlid et la chefferie de l’Établissement de l’Est. Le premier, Thorgils, fils de la noble Thorgunna des Hébrides, ne reçut quant à lui aucun honneur ni richesse. Voici ce qu’on sait de son destin.
Thorgils Leifsson ne devint pas un personnage populaire dans l’Établissement de l’Est. Petit, au visage rappelant celui du rat, Thorgils avait en outre des manies jugées bizarres, comme de se parler souvent à lui-même. Il vivait à Vatnahverfi, où il exploitait un élevage de moutons. Mais son plus grand talent, hérité de son père, était celui de la navigation. L’été, Thorgils dirigeait des expéditions dans les baies vers le nord du Groenland, où lui et ses hommes chassaient le morse, un animal précieux pour ses défenses, qui sont en ivoire. Il était à ce point doué pour mener son vaisseau dans les conditions les plus difficiles que plusieurs chasseurs lui étaient fidèles, bien qu’ils ne lui vouassent aucune sympathie. Grâce à son habileté de navigateur, il leur arrivait de partir pour le nord même dans les mois les plus avancés de l’automne, ce que nul autre n’osait, par crainte des glaces et des tempêtes.
C’était une lune après l’équinoxe d’automne que Thorgils et ses hommes quittèrent l’Établissement de l’Est pour chasser le morse. Lors d’une escale à l’Établissement de l’Ouest, une vieille prophétesse qui refusait encore le christianisme mit en garde Thorgils Leifsson :
« Si tu pars en ce jour, fils de navigateur,
Très longtemps durera ton voyage;
Car si la richesse se présente à l’homme de valeur,
Elle sait se dérober à qui n’est point sage. »
Thorgils, qui était chrétien, ne fit pas grand cas de cet avertissement. Le vaisseau poursuivit sa route sans connaître d’intempérie. Dans le nord du Groenland, on trouva une baie dont les plages de roche étaient couvertes du troupeau de morse le plus abondant vu en ces parages, de mémoire d’homme. La chasse fut excellente. Or sur le chemin du retour des vents d’est se mirent à souffler très fort, et la neige fit disparaître l’horizon. Certains des chasseurs les plus superstitieux se souvinrent des imprécations de la prophétesse et crurent que leur avidité avait attiré sur eux une épreuve pour les punir. Mais Thorgils, qui excellait dans de telles circonstances, leur fit traverser la tempête. Lorsque les vents et la neige se calmèrent, il fut constaté que les côtes du Groenland n’étaient plus visibles. Croyant aller vers l’est, Thorgils mena le vaisseau jusqu’à l’apparition d’une terre. Celle-ci était semblable en tous points à celle du Groenland; mais il fut établi lorsque les cieux se découvrirent que le soleil se couchait au-delà d’elle, d’où l’on pouvait déduire qu’elle faisait face à l’est et à la côte réelle du Groenland. N’apercevant ni pierres plates, ni forêts, ni vignes, Thorgils sut qu’il avait atteint un pays nouveau, jamais exploré par son père.
Les chasseurs explorèrent la nouvelle côte durant trois jours, mais n’étant pas équipés pour un long séjour en mer, et les nuits s’allongeant, ils mirent le cap vers le Groenland et regagnèrent l’Établissement de l’Est. L’ivoire, les peaux et la viande de morse furent vendus aux négociants, ce qui rapporta à Thorgils un beau profit. Mais il savait que la véritable récompense de son voyage ne résidait pas là; et que pour la réclamer, il devait se préparer. Il travailla sur sa ferme deux jours durant, puis il se rendit à Brattahlid.
Au contraire de son demi-frère, Thorkell Leifsson commandait le respect et l’admiration du peuple du Groenland. Ne tenant point de son père en ce qui concerne les travaux de marin ou l’intrépidité, il administrait cependant l’Établissement de l’Est avec sagesse et respect des traditions. Entouré d’un prêtre et de ses conseillers, qui regardaient le nouveau venu avec suspicion, Thorkell souhaita la bienvenue à Thorgils.
« Mon frère, dit alors Thorgils, comme notre père Leif Eriksson, et comme son père Erik le Rouge avant lui, j’ai découvert une nouvelle terre au-delà de la mer. Je suis venu demander qu’on organise une expédition dès le retour du printemps afin de l’explorer et d’établir si elle est propice à un nouvel établissement. » Thorgils fit le récit de son voyage et rapporta dans le détail ses observations. Après quoi les conseillers et le chef s’entretinrent quelques instants à l’écart.
Enfin Thorkell prit la parole : « Mon frère, il est louable de ta part d’avoir partagé avec nous le récit de ton aventure. Mais nous sommes d’avis que le temps des découvertes est révolu, et nous ne croyons pas qu’il soit favorable d’envoyer de nos hommes au-delà de la mer ni l’an prochain ni les années suivantes. » À ces mots Thorgils se mit à colère. Il accusa son demi-frère de renier ses ancêtres, qui auraient, eux, approuvé du projet. Mais Thorkell resta impassible. Il se leva et entraîna sa suite dehors, où il neigeait. Il désigna les cimes enneigées des montagnes entourant le fjord.
« Vois-tu ce pays, Thorgils Leifsson? demanda-t-il. En connais-tu le nom? » Thorgils répondit que c’était le Groenland, le Pays vert. « Pourtant ce pays n’est pas vert, reprit Thorkell. Il est blanc, gris, parfois brun. Sais-tu pourquoi notre grand-père, Erik le Rouge, lui donna ce nom? — Je l’ignore, répondit Thorgils. — Il le nomma ainsi afin d’y attirer les habitants de l’Islande, le Pays de Glace. Et pourtant l’Islande est plus verte que le Groenland. Ici, rares sont les régions où pousse l’orge et où paissent les troupeaux. Notre grand-père fonda ce pays sur un mensonge. »
Ils rentrèrent dans la maison de Brattahlid, et Thorkell poursuivit. « Notre père, Leif Eriksson, ne fit pas autrement lorsqu’il revint de ses voyages. À moi, qui fus plus proche de lui que toi, il avoua que dans le Markland, le Pays des Forêts, ne poussent que des arbres chétifs, peu abondants. Quant au Vinland, il n’y a là-bas que de petits fruits sans goût; certainement pas de vignes et encore moins de vin. » Thorgils ne décolérait pas. « Pourquoi souilles-tu les exploits de notre famille? demanda-t-il. Pourquoi insultes-tu la mémoire de nos père et grand-père? Qu’il était mal avisé pour Leif de te transmettre l’autorité sur nous tous! » Thorkell lui ordonna de sortir; Thorgils s’exécuta avec un geste d’une grave impolitesse que la décence nous empêche de rapporter ici.
Durant l’hiver, Thorgils conçut le dessein de partir malgré le désaccord de son demi-frère et chef. Il prépara son bateau et voulut se constituer un équipage. Mais tous, même les chasseurs qui le suivaient dans les mers du nord, refusèrent de l’accompagner. Au printemps, il annonça que puisque nul ne se portait volontaire pour répéter les exploits d’Erik et de Leif, il partirait seul. Thorkell tenta sans y parvenir de le dissuader. Un mois après l’équinoxe, Thorgils quitta l’Établissement de l’Est sur son bateau équipé pour une seule personne.
L’on entendit parler de Thorgils Leifsson pour la dernière fois lorsqu’il fit escale à l’Établissement de l’Ouest. Aux hommes rassemblés sur le quai, il expliqua son projet et proposa à ceux qui le voudraient de le suivre. Encore une fois, nul ne se manifesta. Sur un promontoire à l’écart de la foule, la vieille prophétesse fixait le fils de Leif du regard. Lorsque ce dernier l’aperçut, il prit peur et cessa de s’adresser aux villageois. Il alla prier à l’église et passa la nuit. Le lendemain, un jour brumeux, Thorgils Leifsson quitta les fjords du Groenland. Les villageois le virent s’enfoncer dans le brouillard qui recouvrait la mer. Sur son promontoire, la prophétesse secouait tristement la tête. Le dimanche suivant, on la vit pour la première fois à l’église.