Frisland

Détail d’une carte de l’Europe de Gérard Mercator (1595). « Friſlant » se trouve en haut à gauche, près de l’Islande. On voit aussi que Mercator a diligemment reproduit tout plein d’autres îles fantômes, dont Drogeo et Saint-Brendan, et même un continent fantôme, les Terrae Polaris.

  • Où : dans l’Atlantique Nord
  • Quand : apparaît sur la carte Zeno, publiée en 1558 à Venise par Nicolò Zeno, mais supposément basée sur des voyages ayant eu lieu dans les années 1390 par son ancêtre aussi appelé Nicolò Zeno. Disparaît des cartes vers 1660. 
  • Aussi connue sous les noms de : Fixland, Freezeland, Friesland, Frischlant ou Frislandia
  • Pourrait être : l’Islande ou les îles Féroé, voire un canular1La carte Zeno inclut plusieurs lieux fantaisistes : Drogeo, Estotiland, Icaria. Les récits de voyage qui l’accompagnent semblent indiquer un voyage en Amérique 100 ans avant Colomb. Bref, leur authenticité est, au mieux, douteuse.
  • À ne pas confondre avec : la Frise, une province des Pays-Bas qui s’appelle Friesland en néerlandais et en anglais et Fryslân en frison occidental.

Détail d’une autre carte de Gérard Mercator (1595). À utiliser comme référence pour l’histoire ci-dessous.

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Les beaux jours, après plusieurs heures à s’occuper de ses plants de pitayas, Jón aime grimper la côte à l’ouest de la ferme, s’installer tout en haut de la falaise, et regarder le soleil descendre derrière l’horizon de l’océan infini.

Le soleil n’existe pas, bien sûr. C’est une illusion, un spot de lumière programmé pour parcourir le ciel chaque jour selon une modélisation des cycles astronomiques de la Terre. Quant à l’océan, il est loin d’être infini. Il a la forme d’un carré de 100 km de côté. Au point le plus étroit, la distance entre l’archipel de Fixland et la limite de l’océan ne mesure que 9,6 km.

Il y a une dizaine d’années, quelques chercheurs ont affrété un bateau et ont navigué jusqu’à cette limite afin de mieux comprendre la nature de leur monde, le Zeno World. C’était une situation imprévue, et elle a causé son lot de bogues. Arrivés à la frontière, plusieurs membres de l’équipage ont spontanément disparu, d’autres se sont démultipliés — le beau-père de Jón a brièvement existé en 18 copies éparpillées partageant une conscience commune, une expérience, selon ses dires, éprouvante. Le calcul de la gravité elle-même a fait défaut. Partout dans l’archipel, les objets ont commencé à se mouvoir de manière imprévisible. Le chaos a duré deux jours. Nicholas, qu’on appelle aussi Dieu, a blâmé une overflow error. Son intervention miraculeuse a rapidement tout corrigé, mais les Fixlandais ont résolu d’interdire toute expédition qui s’éloignerait à plus de deux kilomètres des terres émergées.

Le soleil est un bout de code, l’océan un lac carré. Malgré tout, l’illusion est convaincante. À ce qu’il sache, Jón ressent le même plaisir devant un coucher de soleil qu’un Terrien. Qu’est-ce que ça change, si l’astre n’est pas réellement une boule de gaz géante?

Un bruit de moteur tire Jón de sa rêverie. Au bout du chemin qui longe le champ de pitayas, Davíð est en train de stationner son vieux pick-up. Jón va à sa rencontre.

— Jón, mon bon vieux Jón. Comment ça va?

— Plutôt bien, merci. Qu’est-ce qui me vaut ta visite?

— Pas de raison, ça faisait juste longtemps que je t’avais vu!

Davíð : un ami d’enfance de Jón, et l’un des habitants les plus influents de Fixland en tant qu’élu au Conseil. C’est un bel homme, aussi. Jón a déjà été amoureux de lui, avant le changement de son orientation sexuelle.

— C’est fin de ta part de dire ça, mais je te connais. C’est clair que t’as pas fait la route depuis Ocibar juste pour me voir la face.

Davíð sourit.

— D’accord, tu gagnes, y a quelque chose dont je veux te parler. Mais c’est vrai aussi qu’on se voit pas assez. Je te ramène chez toi?

Ils montent dans le pick-up pour parcourir le chemin vers la maison de Jón et de Sigrún, à l’extrémité est de la ferme. Derrière eux, le soleil vient de disparaître complètement. Les étoiles, tout aussi illusoires, s’allument dans la voûte du ciel.

Davíð désigne le champ.

— Ça pousse, les pitayas?

— Aussi bien que tout le reste.

— Je me demande si Nicholas va un jour terminer la modélisation de l’agriculture.

— J’espère que non, honnêtement. Avec le climat de merde qu’il nous a imposé, y a plus rien qui pousserait.

— Quand même, des cactus dans l’Atlantique Nord…

Ils ne sont pas vraiment dans l’Atlantique Nord, mais rien ne les empêche de nourrir eux-mêmes l’illusion.

Dans la maison, Jón lui sert un jus de pamplemousse (c’est l’un des fruits qu’il faisait pousser l’année dernière, et il lui en reste des caisses) et l’invite à passer au salon.

— Alors, qu’est-ce qui se passe?

— J’y arrive, mais avant, Sigrún n’est pas là?

— Non, elle reste tard au labo dernièrement. Elle a beaucoup de travail.

— Parfait. C’est justement de son travail que je veux te parler.

Jón hoche la tête. Il s’en doutait.

Sigrún dirige un groupe de recherche en physique. Qu’est-ce que ça signifie, être physicienne, dans un monde où rien n’existe physiquement? Ça veut dire la même chose que sur Terre : poser des questions, examiner les lois fondamentales de l’univers, et — si possible — les exploiter en développant de nouvelles technologies.

Depuis quelques mois, Sigrún et ses collègues affirment être sur le point de créer un dispositif permettant une chose totalement inédite : la téléportation. Jón ne connaît pas les détails, mais Sigrún lui a expliqué qu’on avait pu localiser, dans le code source, l’endroit où le programme garde les coordonnées de chaque objet. En modifiant ces chiffres selon des règles mathématiques précises, il devait être possible de déplacer des choses en un instant, sans égard à la distance.

Davíð a maintenant pris son air le plus sérieux.

— Le Conseil s’est réuni, hier soir. Assemblée extraordinaire.

— Pour parler du projet TéléPort?

— Oui. Ils pensent frapper un grand coup bientôt. Sigrún t’en a parlé?

— Non, elle a pas vraiment le droit. Mais je sais que le travail est théorique jusqu’ici.

— Pas si théorique que ça.

— Comment ça?

Davíð aspire une gorgée de jus de pamplemousse.

— Ils ont déjà fait des tests de téléportation avec de petits objets. Une bouteille, une banane, ce genre de chose. De petits animaux, aussi.

— Ah bon? En secret?

— Oui, ils ont eu une approbation du comité à l’éthique du Conseil. Et ça a marché. Ils ont téléporté une banane de Bondendéa à Ocibar et vice-versa. Puis ils ont fait toutes sortes d’autres expériences, généralement en en renversant les effets immédiatement. Dernièrement, ils ont téléporté des choses sans les ramener à leur point de départ, pour examiner les effets à plus long terme du transfert. Jusqu’ici, rien à signaler.

— OK.

— Et maintenant, ils veulent téléporter une personne.

— Ah. Beaucoup plus risqué.

Parmi tous les objets qui composent la simulation, les Fixlandais sont de loin les plus complexes. Une banane, c’est une matrice d’atomes associés à des variables qui règlent leur saveur, leur texture, leur couleur. Une personne, une personne consciente, avec les mêmes capacités physiques et cognitives que les Terriens, avec des émotions, une mémoire, mais aussi une physiologie réaliste, c’est complètement autre chose. La majorité de la puissance informatique dont est capable le serveur de Nicholas est consacrée à la modélisation des esprits et des corps des 11 558 habitants de l’archipel.

Sans doute peut-on déplacer une personne en jouant dans le code source. Mais le potentiel d’introduction de bogues est beaucoup plus élevé que pour un simple fruit.

— Le comité à l’éthique était divisé, explique Davíð. Ils ont renvoyé la question au Conseil. Mais on est tout aussi indécis. On a voté, hier soir. 25 pour, 24 contre.

— Donc vous autorisez l’expérience?

— Non. Pour les questions d’éthique, il faut une majorité des deux tiers. On va soumettre la question à la population entière.

Jón prend un moment pour considérer ceci. Un débat à la grandeur de Fixland… sur le projet auquel sa femme consacre sa vie. Il va bien falloir qu’ils s’en parlent.

Ceci dit, Jón ne voit pas en quoi la question est si complexe. Des bogues sont possibles, oui. Mais ce ne seraient pas les premiers. Par le passé, Nicholas/Dieu est toujours intervenu pour rectifier la situation, par exemple lors de l’expédition maritime. Il le ferait sûrement encore, non?

— Je sais pas, murmure Davíð d’un air grave. Je trouve que Dieu est pas mal moins présent, dernièrement. La conseillère Júlíana Jóhannsdóttir a fait une analyse. Il n’y a pas eu de miracles enregistrés depuis trois ans et demi.

— Tu… tu crois à l’hypothèse de non-intervention?

— Je sais pas. Je fais des suppositions.

Au temps des grands-parents de Jón — la première génération, créée ex nihilo —, les miracles étaient quotidiens et nombreux. Nicholas, par le code qu’Il écrivait, sculptait le monde. Puis, à mesure que la simulation se stabilisait, Il a commencé à intervenir moins souvent. Parfois, Il ajoutait de nouvelles fonctionnalités, comme un climat réaliste, une plus grande biodiversité, un meilleur algorithme de propagation du son. D’autres fois, Il corrigeait les bogues rapportés par les Fixlandais aux terminaux installés dans les temples. Mais avec le temps, la fréquence de ses interventions a diminué.

Davíð pose son verre vide.

— De plus en plus de membres du Conseil s’inquiètent que nous soyons complètement laissés à nous-mêmes.

— C’est grave, si c’est vrai.

— En effet. Mais des voix s’élèvent pour dire qu’on ne devrait pas prendre de chances, avec le projet TéléPort. C’est l’un des principaux arguments contre.

— Et toi? T’as voté pour ou contre?

— Contre. Et je vais organiser la campagne, Jón. C’est ce que je voulais te dire. Je vais comprendre si tu prends le parti de ta femme. Mais j’espère te convaincre qu’il ne faut en aucun cas autoriser la réalisation de cette expérience.

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Le seul miracle ayant personnellement touché Jón s’est produit à la fin de son adolescence.

Cela faisait plusieurs années qu’il se savait attiré par les hommes. Il n’en avait parlé à presque personne. Non pas que c’était particulièrement tabou, à Fixland. Tout le monde savait que la modélisation de la sexualité était calquée — en plus simple — sur celle des Terriens, et que les gais formaient entre 2 et 10 % de la population. Mais Jón vivait dans le petit village de Banar (112 habitants). Les chances de rencontrer quelqu’un étaient minces. Et il était amoureux de son meilleur ami. Davíð, évidemment, s’était montré compréhensif lorsque Jón lui avait exprimé ses sentiments. Mais ça n’avait pas empêché le rejet de faire mal. Déprimé, malheureux, Jón s’était rendu au temple du village. Il avait ouvert le terminal et avait tapé une prière dans le logiciel qui permettait de communiquer avec Dieu.

L’orientation sexuelle des Fixlandais n’est pas compliquée. Un bit « attiréParLesFemmes ». Un bit « attiréParLesHommes ». Chez les bisexuels, les deux valeurs sont à 1. Chez les asexuels, elles sont à 0. Facile, pour Nicholas, de changer un bit, ou les deux. Mais Il ne répondait pas à toutes les demandes. Le contacter était un coup de dés.

Quelques semaines plus tard, Jón était à un party en ville, à Ocibar. C’est Davíð qui l’y avait emmené, en espérant qu’il rencontre des gars. Il était en train de parler à l’un des rares jeunes gais de Fixland quand il s’est aperçu, à sa grande surprise, qu’il était beaucoup plus intéressé par l’amie qui l’accompagnait. Elle s’appelait Sigrún et étudiait les sciences physiques à l’unique université de l’île.

Un mois plus tard, ils se fréquentaient. L’année suivante, ils se mariaient. Elle était l’amour de sa vie.

Jón remercie souvent Dieu de les avoir rendus compatibles.

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Comme le vote du Conseil le laissait présager, la population de Fixland est divisée. Une enquête d’opinion suggère que 45 % des Fixlandais s’opposent au projet TéléPort, alors que 43 % l’appuient. La société se sépare nettement en deux camps, ce que reflètent les médias, les forums sur intranet et les discussions de chambre à coucher.

Ce soir, après des dizaines de telles discussions, Jón et Sigrún lisent au lit. Un moment tranquille avant une journée importante. Demain, Sigrún s’en va à Ocibar pour participer à un débat télévisé. Elle défendra le projet de son laboratoire contre la sociologue Erika Brigittadóttir, l’une des intellectuelles les plus influentes de l’archipel. Ce sera, une semaine avant le vote, un temps fort de la campagne.

— Shoote-moi des questions, demande Sigrún en refermant son livre.

— Encore?

— S’il te plaît? De toute façon, j’arriverai pas à dormir, je suis trop stressée.

Jón et elle ont fait le tour de la question à maintes reprises. Ce qu’elle veut, maintenant, c’est s’exercer.

— OK. Euh. L’île de Fixland n’est pas si grande, donc les bénéfices d’un système de téléportation seraient forcément limités. Est-ce que ça vaut vraiment la peine de développer cette technologie?

Sigrún se redresse dans le lit. Elle parvient à avoir l’air professionnelle même en pyjama et les cheveux défaits. Très belle, aussi.

— Eh bien, j’ai dû faire deux heures de route, ce matin, pour me rendre ici à Ocibar, et j’en ferai deux autres demain pour rentrer chez moi. Quatre heures passées sur la route plutôt qu’avec mon mari. Un transport instantané me permettrait, permettrait à tous, une grande économie de temps et une amélioration de la qualité de vie, sans parler des bénéfices économiques.

— C’est gentil de me mentionner.

— Notre directeur des comms dit que c’est vendeur, de donner des détails personnels. OK, next.

— Hum. Les heures passées sur la route permettent d’apprécier les magnifiques paysages de Fixland. Tu, euh, vous ne pensez pas que se téléporter entre les villes et villages va déserter nos campagnes?

— On n’empêchera personne de faire de la villégiature. Si quelqu’un veut parcourir les belles routes panoramiques de l’île, tant mieux! Mais il ou elle ne sera pas forcé de le faire rien que pour se déplacer d’une ville à l’autre.

— Êtes-vous sûr que Dieu approuve? Il aurait pu nous permettre de nous téléporter dès la création du Zeno World, mais ne l’a pas fait. Ça veut sûrement dire quelque chose.

— Nous Lui avons posé la question de nombreuses fois. Sans réponse. Les théologiens sont clairs : le silence de Nicholas ne doit être interprété ni comme un refus ni comme une approbation. D’ailleurs, s’Il veut nous arrêter, Il en a le pouvoir.

— Comme l’a montré le désastreux projet d’expédition maritime il y a dix ans, vous pourriez introduire de nouveaux bogues…

— Bien sûr, nous sommes conscients du problème. Cela fait six mois que nous travaillons très fort pour prévenir tous les bogues. Nos tests sur des objets et des animaux nous permettent d’avoir confiance sur cet aspect-là.

— Mais on parle ici d’êtres humains.

— Si on veut que la technologie fonctionne sur des personnes, il faut la tester sur des personnes. Consentantes, cela va de soi.

— Seront-elles informées de tous les risques liés à l’expérience?

— Bien entendu.

— Donc, vous reconnaissez qu’il y a des risques.

Sigrún jette un regard amusé à son époux.

— Tu fais un assez bon avocat du diable, le savais-tu?

— Merci. Et toi t’es super bonne aussi.

— Ça vient avec la pratique. Bon, alors oui, bien sûr qu’il y a des risques, mais on les a minimisés, on a fait toutes les vérifs nécessaires, etc., etc. Bon. Je pense que ça va aller, pour demain. On essaie de dormir?

Extinction des feux. Jón se tourne sur le côté, mais ne s’endort pas tout de suite. Après des semaines de réflexion, il ne sait toujours pas s’il est pour ou contre le projet. D’une part, Sigrún est convaincante. C’est le projet d’une vie, et Jón est content de la voir s’enthousiasmer devant les possibilités qu’ouvre la téléportation. Évidemment qu’il veut la soutenir.

Mais d’autre part, Jón ne peut s’empêcher de penser que Davíð a raison. Tout comme les politiciens et les intellectuels plus conservateurs. Tout comme les théologiens qui s’inquiètent de l’absence apparente de Nicholas dans les affaires du monde. Jamais une expérience n’a modifié aussi directement l’état de la simulation. Sigrún et ses collègues ont sans aucun doute pris toutes les mesures de sécurité imaginables, mais cela suffira-t-il?

Est-il un bon avocat du diable, ou aimerait-il en secret que sa femme change d’avis?

Finalement, c’est lui, pas elle, qui souffre d’insomnie. Il se lève, va dans le salon, allume son ordinateur. Le voilà connecté à internet.

Contrairement à intranet, le réseau des Fixlandais, ce n’est pas tout le monde qui utilise internet. La grande majorité des gens préfèrent ne pas trop penser à l’univers dans lequel évolue Nicholas, où le Zeno World n’est qu’un serveur branché dans un sous-sol. Mais Jón, lui, est fasciné. Même s’il sait qu’il ne la visitera jamais, il s’intéresse à l’histoire humaine et naturelle de la Terre, lit beaucoup les encyclopédies en ligne. Il regarde très peu les affaires courantes, car le temps passe environ 10 fois plus lentement là-bas qu’à Fixland, mais il n’a pas l’impression de manquer grand-chose, tant il y a à apprendre en dehors de ça. L’immensité de ce métamonde est difficile à imaginer. Pour Jón, c’est justement ce qui le rend aussi captivant.

Jón navigue au hasard. Il suit des liens sans finir de lire les articles, ouvre des dizaines d’onglets. De fil en aiguille, il aboutit sur un site qui parle d’athéisme. Il savait déjà que beaucoup de Terriens doutent de l’existence de leur Dieu, que même ceux qui y croient ne s’entendent pas sur le nombre de divinités, sur leur identité ou sur les rites qui permettent de communiquer avec elles. Mais il a toujours trouvé cela étrange. À Fixland, l’existence de Nicholas est un phénomène vérifiable.

L’auteur anonyme du site attaque la Bible, surtout l’Ancien Testament. Il soulève les contradictions et les incohérences. Il pose notamment la question suivante : si Dieu s’est manifesté devant Abraham, Moïse, Marie, s’il a réalisé des dizaines de miracles durant l’Antiquité, pourquoi plus maintenant? Pourquoi, à l’heure de la science, les seuls « miracles » sont-ils des témoignages suspects, impossibles à distinguer du hasard ou de l’effet placébo?

De deux choses l’une, écrit l’auteur du site. Soit Dieu n’a jamais existé. Soit il existe, mais il a cessé d’intervenir dans le monde après la fin des temps bibliques. Dans les deux cas, l’humanité est responsable de son propre destin. Elle ne peut pas s’en remettre à une force supérieure, si ça va mal. Elle n’a qu’elle-même.

Jón retourne se coucher, mais ne s’endort qu’au matin, alors que Sigrún se lève et se prépare à partir pour la ville.

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La performance de Sigrún au débat est sensationnelle. La pauvre Erika Brigittadóttir, pourtant une excellente polémiste, semble maladroite, mal préparée. Le moment décisif survient quand Sigrún lui demande s’il faut carrément cesser tout progrès technologique. Nicholas n’a pas ajouté de nouvelle fonctionnalité au Zeno World depuis de nombreuses années. Si les Fixlandais eux-mêmes craignent trop les bogues pour repousser les limites du possible, sont-ils condamnés à la stagnation perpétuelle? Erika balbutie quelque chose comme quoi la plupart des expériences scientifiques sont sans risque, mais elle n’avait pas vu l’argument venir et ça paraît.

Une semaine plus tard, les résultats de la consultation populaire sont sans équivoque : 58 % pour, 42 % contre.

Sigrún et ses collègues, réunis dans la salle de réception du labo, célèbrent la victoire. Ayant accompagné sa femme, Jón feint de partager leur allégresse, mais il passe le plus clair de son temps seul au buffet à manger des crudités. Au bout d’un moment, il sort dehors et appelle Davíð.

— T’as vu les résultats, j’imagine. Je suis désolé pour toi.

— C’est ça, la politique, mon Jón. Le peuple a parlé. Il reste à croiser les doigts pour que tout se passe bien.

— Je… ça m’a pris du temps, mais je pense que je suis d’accord avec vous, au final. Peut-être que j’aurais dû m’impliquer dans ta campagne.

— C’est normal que tu aies été pris entre l’arbre et l’écorce. T’en fais pas avec ça. D’ailleurs, tu transmettras mes félicitations à Sigrún.

À l’intérieur, celle-ci est en train d’annoncer, au journaliste qui l’interviewe, que les premiers essais de téléportation sur des personnes auront lieu dans un mois. Un dispositif sera installé à Ocibar et l’autre ici, à Bondendéa. Toute personne intéressée à servir de sujet peut contacter le groupe de recherche. Un protocole strict de consentement sera suivi.

Jón se demande ce que Nicholas en pense. A-t-Il une opinion? Est-Il, lui aussi, curieux de ce que les habitants de sa simulation vont faire?

Est-Il seulement au courant de ce qui se passe?

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Les tests se soldent par un succès. La première personne à être téléportée est un jeune homme nommé Gunnar Gustafson. Devenu célèbre instantanément, il décrit son expérience aux médias. Aucune sensation étrange, seulement l’environnement qui change tout d’un coup, comme une coupure entre deux scènes à la télévision. Ça désoriente pendant un instant, mais c’est tout. Aucun effet secondaire n’est détecté chez Gunnar ni aux alentours des machines émettrice et réceptrice.

À part quelques sceptiques, les détracteurs sont rassurés. Les technophiles, eux, ne cachent pas leur enthousiasme. Peu de temps après les premiers essais, Sigrún s’associe avec des ingénieurs pour fonder la compagnie TéléPort Technologies, spécialisée dans la construction d’un réseau de stations de téléportation. On commencera par relier les villes et villages, puis les îles mineures de l’archipel, puis différents points à la campagne, y compris dans l’intérieur désert de Fixland. À terme, toute la population doit être desservie.

Les mois passent et tout semble bien aller. Sigrún travaille encore beaucoup au labo, Jón s’occupe de la ferme. Après les pitayas, il s’est mis aux litchis et aux fruits de la passion. Comme toutes les plantes cultivées ont les mêmes propriétés, ce n’est pas un grand défi. Au fond, c’est vrai que ce serait plus intéressant si Nicholas finissait par rendre l’agriculture réaliste.

Le réseau TéléPort est ouvert au public un an, presque jour pour jour, après la téléportation inaugurale de Gunnar Gustafson. Succès commercial immédiat. Inventez une technologie qui répond à un besoin, et même ceux qui n’étaient pas emballés finiront par l’adopter. Très vite, la majorité des déplacements entre Ocibar, Campa, Sanestol ou Godmer se font par téléportation.

Jón en fait l’essai avec Sigrún. Ensemble, ils se rendent à Bondendéa, se téléportent à Ocibar, vont souper avec des amis, et rentrent chez eux par le même moyen. Durée totale de l’excursion : trois heures, dont seulement trente minutes en transport. Ça fonctionne tellement bien que Jón s’excuse de n’y avoir pas trop cru, au départ.

Ça fonctionne tellement bien, en fait, que plusieurs semaines s’écoulent avant qu’on remarque les premiers bogues.

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Un jour de congé, Jón et Sigrún sont en train de faire du vélo dans l’île d’Ibini, récemment connectée au réseau, quand Sigrún reçoit un message urgent.

— C’est qui?

— Einar. Notre directeur des communications. Excuse-moi, ça a l’air important.

Elle pose son vélo sur une clôture et fait apparaître devant elle, à partir de son téléphone, la fenêtre intranet d’une conversation vidéo. En attendant, Jón se promène sur la plage que longe la piste cyclable. Ils sont dans l’une des plus belles îles mineures de l’archipel, et le paysage est magnifique. Mais il s’en désintéresse vite, plus intrigué par les bribes de discussion qui lui parviennent.

— De quoi, des doppelgängers? Explique-moi, Einar, je comprends pas.

— Je comprends pas moi non plus, Sig. Faudrait que tu parles à Karla, c’est un programmeur de son équipe qui a spotté le problème.

— À quel point c’est grave?

— Assez à très grave. Je suis en train d’écrire un communiqué pour annoncer la fermeture temporaire du réseau.

— Quoi?

— Karla estime qu’il y a entre vingt et cinquante doppelgängers en circulation. On voudrait pas qu’il y en ait plus. En combien de temps peux-tu revenir au labo?

— Une demi-heure, une heure.

— Sans te téléporter, je veux dire.

— Euh, on est à Ibini, ça pourrait prendre… je sais pas, assez longtemps.

— Peux-tu t’en venir le plus vite possible?

Sigrún raccroche. Elle reste songeuse quelques secondes. Puis, elle laisse échapper un juron qui fait sursauter Jón.

— Qu’est-ce qui se passe au juste?

— Il se passe qu’on rentre. Y a un problème avec TéléPort. Où est-ce qu’on peut prendre un bateau?

Ils pédalent jusqu’au petit port d’Ibini, où ils manquent le traversier de peu. Une visite à la guérite du quai leur apprend — au grand déplaisir de Sigrún — que le prochain trajet n’est prévu que demain. La circulation maritime autour d’Ibini n’était déjà pas forte avant la téléportation et les affaires ne vont pas mieux depuis. Ils passent donc la nuit dans un motel, où Sigrún enfile les conférences téléphoniques et les échanges de courriels, tout en mettant Jón à jour quand elle a une minute.

Tout a commencé par une série de bogues bénins, dans le village de Sorand. Des pixels mal colorés, du texte brouillé, ce genre de chose. Les autorités du village ont fait des rapports au temple, comme d’habitude, mais la densité inhabituelle des anomalies les a mises sur la piste d’une femme qui, interrogée, avait l’air confuse, détraquée même. Avant longtemps, la police a compris que c’était le double défectueux de quelqu’un d’autre. On a soupçonné la téléportation. Quelques heures plus tard, les employés de TéléPort Technologies confirmaient le problème.

Dans de rares cas, le mécanisme de relocalisation des personnes crée, par erreur, une copie boguée du voyageur. Ce « doppelgänger » peut apparaître n’importe où dans le Zeno World. Il ne survit généralement pas longtemps. Certains naissent au milieu de l’océan, ou à 500 m au-dessus de la surface de l’île. D’autres sont carrément dysfonctionnels. Mais plusieurs ont la « chance » de ressembler à des gens normaux et d’intégrer la vie ordinaire de Fixland, comme si de rien n’était. Et partout où ils vont, ils corrompent le code de la simulation.

Un vrai gâchis.

— C’est réparable? demande Jón tandis qu’ils prennent un souper rapide dans la chambre du motel.

— Ça dépend. On peut empêcher le bogue de se produire à nouveau. Mais l’impact des doppelgängers eux-mêmes est difficile à évaluer pour le moment. Il y a un risque qu’ils causent des bogues en cascade… Scuse, faut vraiment que je prenne ça.

Sigrún s’en va répondre au téléphone dans la salle de bains. Jón, lui, finit tant bien que mal son fish and chips. Une lourde boule se fait sentir dans sa gorge, comme s’il était partiellement responsable de ce malheur. Mais même s’il avait tout fait pour convaincre sa femme de renoncer au projet, y serait-il parvenu?

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Le temps qu’ils rentrent chez eux, après une traversée à Rane et un trajet en taxi qui leur coûte les deux bras, Fixland au complet est en état d’alerte.

Le réseau TéléPort est hors d’usage. Les quelques doppelgängers identifiés ont été appréhendés par les autorités et mis en confinement, le temps qu’on sache quoi faire avec eux. Car leur existence pose un problème moral : s’agit-il de réelles personnes? Ils ont l’air conscients, mais le sont-ils? Tandis que les éthiciens de Fixland se penchent sur la question, la police établit un périmètre de sécurité autour des zones qui ont été fréquentées par les doppelgängers, afin d’éviter la propagation de bogues nuisibles à la santé. Quelques individus touchés sont néanmoins admis à l’hôpital. L’un d’entre eux, dont la photo fait le tour des médias, a un bras (encore parfaitement fonctionnel) qui flotte précisément 38 cm devant sa position habituelle. Un autre s’exprime exclusivement dans un mélange de deux langues qui s’avèrent être du basque et du tagalog.

Alors que Sigrún est au labo, Jón allume la télé. En conférence de presse, des représentants du Conseil, dont Davíð, invitent la population à ne pas paniquer. Ils décrivent les mesures prises par le gouvernement — un moratoire sur les expériences de manipulation du code source, des équipes spéciales de détection de bogues. Puis viennent les questions des journalistes.

— Y a-t-il, demande l’un d’entre eux, une sortie de crise envisageable autre qu’une intervention divine?

Silence. Les trois membres du Conseil se regardent. Davíð prend la parole :

— Nous avons utilisé tous les moyens connus pour entrer en communication avec Nicholas. Nous espérons qu’Il nous répondra promptement.

En d’autres termes : non, on a aucune idée quoi faire d’autre que de s’en remettre à Dieu.

Jón réprime un frisson.

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Les jours passent et ça ne s’améliore pas.

Vingt-et-un doppelgängers ont été arrêtés, mais de toute évidence des dizaines d’autres circulent. Les anomalies se multiplient. La plus spectaculaire survient une semaine après le début de la crise : le centre où sont isolés les doppelgängers, sur l’île de Monaco en face d’Ocibar, se déstructure complètement. Ses tourelles et ses fenêtres se répètent partout sans cohérence, des murs se mettent à exister par intermittence. On met bientôt l’île en quarantaine. De loin, les curieux regardent les bâtiments prendre des formes toujours plus impossibles.

Les temples, ceux qui n’ont pas été contaminés, sont pris d’assaut. Tout le monde veut transmettre sa prière à Nicholas. Avoir l’impression d’être écouté. Se permettre d’espérer la réparation du monde. Mais Dieu ne se manifeste pas.

Sur intranet et dans les médias, ça discute fort. On revient sur le référendum. On loue la prudence de ceux qui étaient contre l’expérience. On parle de poursuivre en justice les inventeurs de TéléPort. Sigrún rentre du labo en pleurs, un soir. Jón tente de la consoler, mais comment consoler quelqu’un ses semblables accusent d’avoir commis une erreur monumentale, et qui sait que ses semblables ont raison?

Jón, lui, trouve son salut dans la routine. Les litchis sont presque prêts, et il vient de planter un champ de fraises. Pour relaxer, il passe beaucoup de temps sur internet. Un matin, supposant que les problèmes des Terriens pourraient offrir une agréable distraction, il ouvre des sites de nouvelles. La dernière fois qu’il s’est intéressé aux actualités, ça doit faire trois ou quatre ans… Divisé par dix, ça fait quand même l’équivalent d’une saison. Que s’est-il passé sur Terre en quatre mois?

Presque rien, apparemment. Il lit des articles qu’il croit avoir déjà lus, il y a des années de ça. Étrange. Il regarde les dates, mais il est trop peu habitué au calendrier terrien pour que ça lui soit utile.

Y aurait-il un bogue dans internet?

Sigrún apparaît dans le salon, en robe de chambre, les cheveux en bataille. Ça ne va pas bien. La veille, elle a quitté son poste à TéléPort Technologies et, depuis, elle ne fait pas grand-chose. Jón la prend dans ses bras, lui dit qu’il l’aime. Il est prêt à tout pour la réconforter, mais presque toutes ses tentatives ne donnent rien. Elle a besoin de temps.

De temps, ou de noyer son désarroi dans le travail agricole. Ils consacrent l’après-midi à récolter des litchis dans le verger, ce qui, à vrai dire, aide beaucoup. Sigrún oublie ses soucis. Ils rient, ils se taquinent. Ils passent un beau moment de couple, dans les circonstances. En soirée, épuisée par le travail agricole, Sigrún va se coucher tôt; Jón retourne quant à lui sur internet.

Il n’y a absolument rien de nouveau. Pas de nouveaux articles après le 3 mars à 22 h 30, dans aucun média d’aucune langue. Rien sur les forums de discussion. Pourtant, il y a une dizaine d’heures que Jón ne s’est pas connecté. Il devrait s’en passer, des choses, en une heure terrienne.

Bon. Si internet est paralysé, c’est sans doute un problème de connexion. Peut-être dû aux doppelgängers. Ou alors — rien n’empêche d’espérer — au fait que Nicholas est en train de déboguer la simulation. Demain, Jón ira signaler le problème au temple de Bondendéa, même si les chances que Dieu écoute sont minces…

Un mauvais pressentiment, soudain. Il navigue vers un site très fréquenté, où plus d’utilisateurs se connectent en simultané que Fixland ne compte d’habitants. Ici, dans le cadre de référence terrien, il y a au moins un nouveau commentaire à la seconde, souvent plus.

Jón rafraîchit la page à répétition. Aussi immobile que le reste.

Ah, finalement non : un nouveau message vient d’arriver. Jón note la date (3 mars) et l’heure (22:35:57) et continue de rafraîchir. Au bout de cinq minutes, un deuxième message paraît, horodaté à 22:35:57. La même chose, à la seconde près. À la seconde près.

Il installe un plug-in pour rafraîchir la page automatiquement et se met à noter l’heure terrienne de chaque commentaire entrant, guettant le moment où la valeur des secondes changera de 57 à 58. Elle le fait enfin, douze minutes fixlandaises après le premier message.

Jón poursuit l’expérience, ce qui lui permet de calculer qu’une seconde terrienne équivaut à un peu moins de dix-sept minutes fixlandaises — soit mille secondes.

Une angoisse sourde s’empare de Jón tandis que la conclusion s’impose dans son esprit.

Aucun miracle n’a été enregistré à Fixland depuis… cinq ans, environ. Cinq ans, c’est 1 826 jours. Divisé par mille, ça fait 1,826. Même pas deux jours. Même pas une fin de semaine.

L’hypothèse de non-intervention est vraie. Pas parce que Nicholas a abandonné sa simulation. Mais plutôt parce qu’Il l’a accélérée au-delà de sa propre capacité à intervenir.

Ce qui revient au même. Ils sont dans un monde sans Dieu.

Jón se sent soudain très mal. Il a froid. Il a la nausée. Sa respiration s’accélère.

Il court à travers la ferme, dans le noir. Parvient au bout du champ, près des falaises. Devant lui, l’océan invisible. Au-dessus, les fausses étoiles. Jón pousse un cri terrible, très long.

Si jamais Nicholas écoute, ce sera pour lui un minuscule sifflement, d’une durée dépassant à peine le centième de seconde.

//

Ils savaient. Les membres du Conseil. Les experts en théologie de l’université. Quelques curieux qui sont parvenus aux mêmes conclusions que Jón, et à qui on a poliment mais fermement ordonné de ne pas propager la nouvelle.

Pourquoi?

L’ordre social, explique Davíð alors qu’ils marchent sur le front de mer à Ocibar. L’angoisse existentielle que ressent Jón, si elle se répandait chez la population, causerait un chaos généralisé. Surtout en temps de crise. Au lieu de prier, qui sait ce que feraient les Fixlandais désespérés?

— Mais si prier ne sert à rien, qu’est-ce qu’on peut faire? demande Jón.

— Étudier le code source. Patcher ce qu’on peut. Ce n’est pas idéal, mais il va falloir vivre avec les conséquences de nos expériences technologiques.

— Vous auriez pu révéler la vérité, au moment du référendum sur la téléportation. Vous auriez été plus convaincants.

— On l’a envisagé. Décidé qu’il valait mieux pas.

Davíð soupire.

— Peut-être qu’on s’est trompés.

De l’autre côté du port, les formes absurdes de l’île de Monaco se découpent devant le ciel. Cinquante-six doppelgängers y mènent une existence qui échappe à la logique. Comme leur prison continue de se désorganiser, et qu’il y a un risque que la contamination se propage hors des limites de l’île, le Conseil a décidé de les relocaliser loin des zones habitées. Un centre de confinement est en construction dans l’intérieur désert de Fixland.

— On va faire quoi avec eux? demande Jón. On les emprisonne à perpétuité?

— C’est un problème compliqué. Il y en a qui nous supplient de les laisser partir. Ils affirment n’avoir rien fait de mal. Ce qui est vrai, au fond, mais on ne peut pas les laisser circuler non plus… La bonne nouvelle, c’est qu’on pense les avoir tous attrapés.

— Ah, tant mieux.

Ça ne signifie pas qu’ils sont sortis du bois. Des régions entières de l’archipel sont désormais impraticables. Quelques malades doivent apprendre à vivre avec un handicap, comme un bras situé à 38 cm de son emplacement normal. Surtout, un bogue vient rarement seul. La plupart des problèmes en causent d’autres, en cascade. Peu à peu, la réalité se désagrège.

Les physiciens sont à pied d’œuvre pour stabiliser la simulation. Sigrún, pour se racheter, a déclaré qu’elle y mettrait toute son énergie. Mais leur compréhension du code est encore insuffisante pour tout déboguer. La catastrophe est trop complexe, trop multiforme. Il leur faudrait de l’aide.

Et Jón sait maintenant que cette aide ne viendra pas.

Davíð et lui passent devant le Grand Temple d’Ocibar, qui déborde presque de gens. Jón réalise que, dans quelques semaines, le lieu de culte risque d’être vide. Tôt ou tard, la plupart de ses concitoyens vont se rendre compte, à leur tour, que Dieu n’intervient plus. Il n’a, après tout, jamais laissé durer un cataclysme de cette ampleur. Bientôt, les Fixlandais sauront qu’ils sont seuls au monde.

Ils seront responsables de leur propre destin. Ils n’auront qu’eux-mêmes.

//

En rentrant de sa semaine de relâche en République dominicaine, Nicholas allume son ordi et jette un coup d’œil nonchalant au Zeno World.

Fuck. 204 581 rapports de bogues?!

Il regarde plus en détail. Évidemment. Les habitants de la simulation ont encore eu le goût de faire des expériences scientifiques risquées. Il devrait vraiment diminuer leur curiosité à zéro. Mais c’est tellement intéressant de les voir inventer de nouvelles choses…

En fait, il aurait surtout pas dû mettre la vitesse à x 1000 juste avant de partir en vacances. Il voulait laisser aller la simulation pendant un bout, juste pour voir le résultat. Ben c’est ça. Le voilà, le résultat. La moitié de l’archipel est condamnée, les trois quarts des habitants sont affligés de maladies indescriptibles, et une armée de doppelgängers zombies a élu domicile dans l’ancienne capitale de l’île, chassant les habitants vers le nord. Ça a dégénéré, c’est le moins qu’on puisse dire.

Nicholas s’ouvre une canette de 7up et considère la liste des requêtes. No way qu’il va passer à travers ça. Il devrait quand même aller résoudre les problèmes les plus flagrants, histoire de stabiliser le code. C’est déjà un miracle que ça n’ait pas planté.

Pfff… Non. C’est beaucoup trop de travail. Vaut mieux juste restaurer un état antérieur de la simulation.

Il fouille sur son bureau en désordre, trouve son disque dur de backups, le connecte à l’ordi, et…

Ben voyons, voir que j’ai pas fait de backups depuis un an et demi? 

Un calcul rapide : environ 30 ans se sont écoulés dans le Zeno World depuis le dernier backup, dont 20 pendant la seule semaine de relâche. 30 ans de vie perdue, pour les 11 000 habitants de Fixland. Ça lui fait un pincement au cœur. Mais l’alternative, c’est de les laisser vivre dans cet enfer jusqu’à la fin des temps. Ce ne serait pas moral.

Nicholas sauvegarde l’état actuel du Zeno World, juste au cas où. Puis il lance l’utilitaire de récupération du backup.

//

Avec réticence, Jón laisse Davíð l’entraîner dans la foule. Ils sont dans une maison située près de l’université, à Ocibar. C’est plein d’étudiants, la musique est forte, il flotte une odeur de pot et d’alcool cheap.

— Je connais personne, ici.

— Jón, faut que tu sortes du village un peu. En plus, y a plein de gais, ici. C’est ta chance de rencontrer quelqu’un.

Jón chuchote, mal à l’aise.

— S’il te plaît, Davíð, je l’ai pas dit à personne à part toi.

— Ben ce serait peut-être le temps!

Davíð se fait apostropher par une fille qu’il connaît, et Jón se retrouve seul dans le salon. Avisant le buffet, il pige allègrement dans un bol de chips. Une façon comme une autre de noyer sa mauvaise humeur.

Davíð réapparaît soudain et lui met une bière dans la main.

— Bon. Va parler à quelqu’un.

— Qui?

— N’importe qui. Un gars que tu trouves cute. Lui, là-bas, qui parle avec la fille?

— On sait pas s’il est gai.

— Come on, il a vraiment l’air gai.

Ouin, OK, c’est vrai. C’est vrai aussi qu’il est cute, mais…

Avant que Jón puisse réagir, Davíð le pousse vers eux et entame la conversation. Évidemment, il trouve aussitôt une excuse pour s’éclipser, laissant Jón avec les deux autres et un sentiment grandissant de malaise.

— Au fait, on s’est pas présentés, dit le gars. Moi c’est Þorri.

— Moi c’est Sigrún, dit la fille.

— Jón.

Gorgée de bière.

— T’es à l’université, Jón? demande Þorri. Me semble que je t’ai jamais vu.

— Euh, non, pas encore, je rentre l’année prochaine. Vous?

— Oui, j’étudie en physique, dit la fille.

— Et moi en arts plastiques, dit Þorri.

— Tu dessines?

— Entre autres. Je fais surtout de la modélisation architecturale, en me basant sur des images d’internet. Tu veux voir?

— Euh, ouais, OK!

Þorri sort son téléphone et projette des exemples de son travail devant eux. Ils discutent d’architecture et de design, puis dérivent vers d’autres sujets. La timidité de Jón fait bientôt place à une assurance nouvelle. Þorri n’est pas seulement cute, il est intéressant, et Jón prend un réel plaisir à jaser avec lui. À vrai dire, quand la fille (Sigrún, c’est ça?) s’en va, il s’en aperçoit à peine. Au moment où le party se termine, il se rend compte qu’il n’a parlé à presque personne d’autre que Þorri.

Ils passent le reste de la nuit ensemble. Et la journée suivante. Et la nuit suivante.

Puis Jón rentre à Banar, à une heure et demie de route d’Ocibar. Aussitôt descendu de l’autobus, il se dirige vers le temple. Il se connecte au terminal et ouvre le backlog des prières en attente. Il trouve la sienne, celle qu’il a rédigée il y a deux semaines, après son désastreux coming out à Davíð. Heureusement, Dieu ne l’a pas exaucée. Mais il ne faudrait pas risquer qu’Il le fasse. Jón sélectionne la prière dans la liste et clique sur Supprimer.

 

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