Carte d’Edwin Swift Balch (1912)
- Où : dans l’océan Arctique, au nord-ouest de la Terre de Grant, sur l’île d’Ellesmere, qui est le point le plus septentrional du Canada.
- Quand : Crocker Land a été « aperçue » ou plutôt inventée en 1906. Une expédition pour la retrouver a eu lieu en 1913. Bradley Land aurait quant à elle été vue/fabulée en 1909.
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Fin mai, j’ai rencontré dans un café une fille qui revenait d’Alert, au Nunavut. Alert, c’est l’endroit habité le plus au nord du monde. Il y a de la toundra, une base militaire et une station météo. La fille — Sandrine, qu’elle s’appelle — a travaillé là pendant quatre mois comme observatrice pour le Service météorologique du Canada. Quatre mois à travailler, manger et prendre du poids. Y a pas grand-chose à faire à Alert, qu’elle disait en faisant la moue. J’ai fait remarquer que c’était quand même assez fou qu’elle ait habité aussi loin au nord et je lui ai demandé si elle avait des histoires intéressantes à raconter sur son séjour.
— Rien pantoute. C’était aussi plate qu’on pouvait s’attendre d’un lieu isolé du monde avec pas de soleil.
— Come on, juste de vivre dans un endroit de même, il a dû se passer des affaires. Des chicanes de collègues? Un ours polaire qui rôde dans la base?
— Nope. Rien d’excitant de même. Les seules histoires, c’était un gars vraiment passionné par l’Arctique qui nous les racontait. Des histoires d’expéditions, de naufrages. Ce genre d’affaires là.
— Ça m’intéresse.
— OK, mais je t’avertis, il racontait pas mal mieux que moi.
Sandrine a commandé un deuxième espresso et, quelques instants plus tard, m’a catapulté dans l’Extrême Nord canadien.
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Il s’appelle Miles. C’est un vieux de la vieille, quelqu’un qui connaît l’Arctique comme le fond de ses bas. Je pense qu’il est né dans le nord de l’Alberta il y a soixante ans de ça. En tout cas. Ça fait des années qu’il travaille par intermittence à Alert, pis il raconte ses histoires à tous les nouveaux quand ils arrivent. C’est une bonne manière de passer le temps quand la nuit dure des mois.
Son histoire préférée, je l’ai entendue genre trois fois, commence comme ça :
— They say Ellesmere Island’s the northernmost island in Canada, but the truth is, there are two more islands northwest of it. Don’t bother looking them up, though. They’re not down on any map.
Deux îles au-delà d’Ellesmere? J’étais sceptique, c’est sûr, mais Miles est convaincant, d’une certaine manière. Et puis… c’est difficile de décrire mon état d’esprit quand je suis arrivée à Alert. Il y avait une tempête de neige, ce soir-là, ou ce jour-là, je me souviens plus de l’heure, mais il faisait noir. Tu te mets parfois à douter de ce qui est réel ou pas, dans ce genre de circonstances.
— Crocker Land and Bradley Land, Miles disait. Together I call them the Ghost Islands.
Miles avait pas grand-chose à dire sur Bradley Land, qu’il mentionnait juste dans le but d’être exhaustif. Crocker Land, par contre, était le sujet d’une sorte de comédie d’erreurs. Il y a eu une expédition pour la trouver, mais elle est allée d’échecs en échecs. On a ri. Miles est un drôle de bonhomme, il avait vraiment sa façon à lui de raconter ça, dans la petite cafétéria de la station à Alert. Notre rire était un peu jaune, parce que nous aussi, on était pognés là dans le Grand Nord. Mais juste un peu.
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It all starts in 1906, when this man, Commander Robert Edwin Peary, comes back from the Arctic, claiming he’s discovered some great new island. Crocker Land, he calls it. Why “Crocker”, you might ask? Well, this commander Peary was a pragmatic man. Crocker was the name of his backer in San Francisco. He’d hoped to secure funds for his next expedition by naming the island after him. That was the first failure. There was an earthquake in San Francisco that year, and Crocker spent all of his fortune on rebuilding the city. Tough luck.
But then Peary does go on exploring the north, and he comes back in 1909 claiming he’s reached the North Pole for the first time in history. Thing is, this other man, named Cook, claims the same thing. Neither really did, by the way, but then it was a hotly debated topic. However, Cook’s path went right through this Crocker Land that Peary described. If Crocker Land was indeed real, then Cook’s claim would be debunked. So in 1913, another explorer, MacMillan, goes to the Arctic to investigate.
And then the disaster really begins. A couple of weeks after departure, the captain’s drunk and he almost sinks the ship when he hits some rocks while trying to avoid an iceberg. Kind of ironic, since the Titanic sank from an iceberg collision the year before. Don’t drink and drive, kids. Bad consequences if you do.
They get another ship and eventually reach Greenland. They establish a base, but fail at building a radio station for communicating with the outside world. Then they go dog sledding on the sea ice to explore the area. Really poor conditions, some of them get badly frostbitten. Also, it’s April, so the ice is thinning. Still, they press on, and eventually they spot Crocker Land on the horizon! It’s got everything: mountains, hills, valleys, and it looks huge. But the Inuit in the party are unimpressed. They say it’s poo-jok. Mist. Illusion. And it is. The land moves and eventually disappears. It was probably a special kind of mirage called a fata morgana.
So they go back, reaching land just on time since the sea ice breaks up the next day. Disaster averted! But then they’re up there, in the Arctic, cut off from the world. They need rescue. And they’ll wait four years for it. Four years here, you probably can’t imagine. None of you kids ever stay in Alert for more than a few months. I understand that. It probably drove them mad, back in the 1910s. At some point, one of the American party members even murdered one of the Inuit with a rifle. Pretended an avalanche did it. Some later said he shot him because he had a relationship with the Inuk’s wife. The things the Arctic can do to your mind, am I right? At best, you just become a weird old guy like me. Ha, ha, ha, ha, ha!
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Pour clarifier, j’ai demandé à Miles si Crocker Land était vraiment fictive. Il a dit oui, Peary l’avait même écrit dans son journal de bord. C’était une fraude du début à la fin. Au moins, ça avait pas été complètement inutile : l’expédition a quand même ramené plein de photos et d’artefacts.
Quand la tempête s’est calmée, je suis sortie et j’ai regardé l’océan Arctique. C’était glacé jusqu’en Russie, probablement. Je sais même pas où ça commençait exactement. C’était sûrement pas dur de croire à l’existence d’une île de plus ou de moins, s’il y avait un mirage à l’horizon.
C’est un endroit spécial, l’Extrême-Arctique. Faut vraiment en faire l’expérience. Pas trop, quand même, parce que sinon, si c’est vrai que tu finis par devenir comme Miles, je préférerais éviter ça.
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J’ai demandé à Sandrine si elle pensait retourner à Alert. Elle a dit non, elle commençait cet automne une formation pour devenir prévisionniste, ce qui est une coche au-dessus du métier d’observatrice. Elle ferait de la météo à distance, bien confortable dans un bureau de Place Bonaventure.
— Mais y retournerais-tu pour le fun?
— Pas à Alert. Tsé, c’est tellement au nord qu’il y a même pas d’aurores boréales.
— Mais il y a des fata morgana.
— C’est vrai. J’en ai pas vu moi-même, par contre. J’imagine que je suis pas restée assez longtemps.
Je me suis excusé pour aller aux toilettes. Quand je suis revenu, Sandrine était partie. Elle avait laissé un mot pour s’excuser, mais sans numéro de téléphone ni courriel. Je connaissais rien d’autre que son prénom et sa profession, ce qui aurait pu être suffisant pour la retracer, mais mes recherches en ligne n’ont rien donné. Je suis retourné au même café à la même heure au cours des deux semaines suivantes, mais je l’ai jamais revue. C’est dommage. Je me voyais bien visiter des îles fantômes avec elle.
Permaliens