Détail d’une carte de Barents Langenes (1602). L’« Ilha dos Bakalhaos » est le long de la côte orientale de Terre-Neuve, mais ce n’est pas vraiment une île fantôme ici : le nom a été donné à une petite île maintenant appelée Baccalieu. On voit aussi « S. Brandan », une autre île fantôme, dans le coin inférieur gauche. Quant au gros poisson à droite, est-ce une morue?
- Où : dans le bout de Terre-Neuve
- Quand : cartographiée en 1508, mais mentionnée à partir du siècle précédent
- Aussi appelée : (Terra do) Bacalhau, Bachalaos, Bacalhaos, Baccalieu, Baccalar
- Ce qui signifie en portugais : morue
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On a monté la 389 à partir de Baie-Comeau, fait la visite guidée de Manic-5, dormi dans le fameux Mur de Fermont. On a traversé le Labrador sans encombre. Mathieu a un collègue qui avait tenté de faire le même road trip et qui s’était pris un ticket de vitesse de 400 $ quinze minutes après avoir traversé la frontière à Labrador City. Il avait fait demi-tour en disant « nope, nope, nope » et n’avait pas visité le Labrador. Mes deux meilleures amies ont tenté de faire le même road trip. Elles ont frappé une roche qui a brisé le réservoir d’huile du char dans le coin de Happy Valley-Goose Bay, et elles ont dû retourner à Montréal en avion. Mathieu et moi, il nous est rien arrivé au Labrador. On a roulé sur toute la 500 et toute la 510, vu ben de la taïga, trouvé ça long, puis on a abouti à Blanc-Sablon et on a pris le traversier pour Terre-Neuve.
On a presque eu le temps de se rendre jusqu’au bout de la péninsule de Bay de Verde, au nord-ouest de St. John’s, quand on a pogné une double crevaison. J’imagine qu’on pouvait pas y échapper. On était équipés pour changer un pneu, mais on n’avait pas deux roues de secours, et comme c’était le soir il fallait attendre au lendemain pour que la garagiste des lieux fasse le nécessaire. En attendant, elle nous a généreusement prêté un bout de son terrain pour qu’on puisse y planter notre tente.
À la lueur d’un fanal au gaz, Mathieu feuilletait le guide touristique pour voir ce qu’on pourrait faire le lendemain dans le village sans auto. Moi, je me reposais les yeux en écoutant de la musique. Mathieu a refermé le guide avec un bruit mat. J’ai supposé que ça voulait dire qu’il n’y aurait rien à faire demain dans le village sans auto.
— Il y a une île au bout de la péninsule qui s’appelle Baccalieu.
J’ai enlevé un écouteur.
— OK. Y a de quoi d’intéressant?
— Toute l’île est une aire protégée pour les oiseaux. Je pense pas qu’on puisse y aller.
— Fascinant.
Mathieu est un être insensible au sarcasme, surtout quand il a des faits intéressants à étaler.
— Baccalieu, ça vient du portugais bacalao.
— Hmm hm.
— Ce qui signifie « morue ». Mais il y a plus.
J’ai éteint ma musique. Mathieu était parti, la seule façon de l’arrêter était de l’écouter jusqu’au bout.
— Quoi donc?
— Le nom de Bacalao est assez ancien. Avant que les Européens connaissent bien la région, ils ont donné ce nom-là à toute l’île de Terre-Neuve. Ou bien au Labrador, c’est pas trop clair. Y avait juste des rumeurs d’une grande terre loin dans l’océan, pis cette terre était celle des morues. C’était même connu avant Christophe Colomb! Un peu plus et le continent au complet se serait appelé « Terre des Morues » à la place d’« Amérique ».
— C’est un peu ironique. Je pense pas qu’il y avait beaucoup de morues sur la terre.
Mathieu a ri beaucoup trop pour ma blague pas drôle.
— C’est vrai. Là, j’imagine des morues avec des pattes qui marchent dans la forêt.
— Ou qui se dorent au soleil sur les rochers, comme des phoques.
Mathieu était carrément crampé.
— Pis là les Européens débarquent et ils les chassent jusqu’à l’extinction! Et nous, on ignore tout de cette espèce rare de morues, parce que tout ce qui reste, c’est les morues aquatiques.
— Quoique, depuis l’effondrement des pêcheries, il n’y en a plus beaucoup dans la mer non plus.
— Ouais. Pauvre Terre-Neuve, hein.
— Une chance que c’est beau.
— Et que le monde est fin.
— Ouais.
Le fanal a choisi ce moment pour faiblir. On l’a éteint et on s’est enroulés dans nos sacs de couchage respectifs.
Le lendemain, on a déambulé dans le village, mais pas longtemps, parce que la garagiste avait fini de réparer notre auto avant 10 heures et demie. On l’a payée généreusement, on a démonté notre tente et on est repartis. Comme on avait pris du retard, on a décidé de pousser jusqu’à St. John’s sans faire trop d’arrêts, mais on s’est quand même permis d’aller jusqu’au bout de la péninsule sur une petite route de terre. On a arrêté l’auto, on est descendus sur le bord d’une petite anse pour regarder vers le large. L’île Baccalieu était visible au loin. Mathieu a sorti les jumelles. L’île était un refuge pour une sorte d’oiseau avec un nom hilarant : l’océanite cul-blanc. J’ai vu quelques formes noires voler autour de l’île, mais les jumelles n’étaient pas assez puissantes pour distinguer les détails, et quand on est repartis je n’ai pas pu m’empêcher de penser que ce qu’on avait vu, c’étaient des morues qui s’étaient évolué des ailes pour échapper à la mer et aux pêcheurs et coloniser la terre. Je sais bien que ça se peut pas. Mais on n’est pas allés sur l’île Baccalieu pour vérifier, et les jumelles n’étaient pas assez puissantes pour distinguer les détails.
Permaliens