Tuanaki

 

Détail d’une carte de la Polynésie et de l’océan Pacifique publiée en 1891, dans la huitième édition du Stielers Handatlas. On voit plusieurs îles douteuses dans le sud des îles Cook : Tuanaka, New Inseln, Favorite Inseln, Haymet Felsen.

  • Où : dans les île Cook, en Polynésie, au sud de l’île de Rarotonga
  • Quand : supposément connue des Polynésiens des îles Cook depuis longtemps, et des baleiniers au début du XIXe siècle. Existence rapportée par des missionnaires en 1842, mais aurait disparu dès 1844. Apparaît sur des cartes jusque dans les années 1920.
  • Aussi connue sous le nom de : Tuanaka, Tuanahe, Tuanake
  • Autres objets fantômes associés : Nouvelle Île, île Favorite, récif Haymet
  • Pourrait être : une île réelle qui a été engloutie par les flots après un séisme ou une tempête, devenant le récif Haymet, lui aussi disparu depuis.

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L’avion était encore en train de rouler. Trois rangées derrière moi, une femme d’environ quarante ans s’est levée et a ouvert le compartiment des bagages. L’agente de bord lui a crié de se rassoir. La voix immatérielle du directeur de vol a dit : « Bienvenue à Barcelone. Il est 13h12 et la température est de 28 degrés Celsius. » La femme a commencé à se défendre, il fallait juste qu’elle prenne sa bouteille d’eau, elle avait la bouche sèche. J’ai senti mon mal de tête s’intensifier. J’avais trop pris l’avion, récemment. Un mariage en Inde, une semaine au Japon, de retour à la maison à New York pendant quelques jours, et maintenant ici en Catalogne pour un long weekend européen. J’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai désactivé le mode avion. Des notifications ont commencé à envahir mon écran. Un courriel pour me donner les infos sur mon séjour dans un hôtel-boutique du district de l’Eixample, une expérience de luxe où chaque chambre était dotée d’un aquarium salé plein de coraux. Un autre pour confirmer ma visite de la Sagrada Família en fin d’après-midi. Un message texte de mon fournisseur téléphonique me souhaitait « ¡Bienvenido en Espagne, Stefan! » et me vantait les bénéfices de mon forfait à l’étranger. Une autre série de messages textes me venait de Stefan 2.

hey est-ce que t’es arrivé à barcelone
je voulais que tu saches que je suis pas mal sûr d’être dans un aller simple vers le burnout
grosse misère à me motiver pour aller au travail ce matin
me suis dit que tu voudrais peut-être qu’on discute de solutions

Soupir. J’ai regardé derrière moi. L’agente de bord était à côté de la femme, et elles semblaient avoir évité de justesse d’en venir aux poings. La femme s’est rassise à contrecœur en se cramponnant au petit sac de voyage qu’elle avait réussi à attraper. Mes pouces flottaient au dessus du clavier virtuel de mon téléphone. Je me demandais quoi répondre. Ce n’était pas la première fois que Stefan 2 mentionnait l’épuisement professionnel. Était-ce sincère, ou une technique de négociation? Considérant que j’avait utilisé la même tactique par le passé, quant je travaillais encore à temps plein, avant que Stefan 2 existe, c’était probablement ça.

Je lui ai demandé ce qu’il avait en tête.

je veux travailler des semaines de 32 heures
4 jours/semaine, les vendredis off
jillian est d’accord
en fait la moitié de l’équipe fait ça maintenant
j’ai juste besoin de ta permission

J’ai répondu que j’allais y penser.

cool mais j’aimerais en parler maintenant si tu peux
je peux t’appeler?

J’ai dit que ce n’était pas le moment et que j’allais l’appeler en chemin vers l’hôtel.

Ça a été juste un peu plus pénible que d’habitude de sortie de l’avion, puis de l’aéroport, pour aboutir dans un robotaxi. Tout le monde autour de moi semblait sur les nerfs, agité, grincheux, comme si on avait tous trop voyagé. La majorité semblaient être, comme moi, des touristes américains. Au moins la moitié devaient être dans une situation comparable à la mienne. Des gens dans la trentaine ou la quarantaine qui avaient à peine besoin de travailler, mais qui bénéficiaient d’un excellent revenu grâce au salaire de leur Copie, ce qui leur permettait de s’envoler vers l’Europe sur un coup de tête. La femme de tout à l’heure, qui, une fois ses bagages récupérés, avait presque bousculé d’autres passagers pour sortir de l’avion, était certainement l’une d’entre nous. Elle avait l’air du genre de personne qui traitait sa Copie avec ce qui se rapprochait dangereusement du harcèlement psychologique.

Stefan 2 m’a appelé 30 secondes après le départ du robotaxi, avant que je puisse rassembler le courage de l’appeler moi-même. Il avait accès à ma géolocalisation, mais il n’était pas, d’habitude, aussi impatient.

— Allo Stefan, ai-je dit. Il est quelle heure chez toi?

— La même heure que sur ta montre, que tu as presque certainement oublié d’ajuster à l’heure d’été d’Europe centrale.

J’ai regardé la montre à mon poignet. Elle disait 8h56. J’ai fait tourner les aiguilles jusqu’à ce qu’elles disent 2h56.

— En effet, ai-je dit. C’était simplement une formule de politesse. Comment ça va au travail aujourd’hui?

— Correct. Je parlais à des collègues, ce matin. Tu te rappelles de Tyler? En assurance-qualité? Il vient juste de commencer son horaire de 4 jours, approuvé par Tyler 1.

— Ah. Euh, tant mieux pour lui.

— Oui, effectivement. Tant mieux pour lui. Tu sais, le mouvement prend beaucoup d’ampleur ici à Tuanaki. Les gens disent que le Congrès pourrait passer une loi pour obliger les Originaux à accepter le 32-heures si leur Copie en fait la demande.

— J’en ai entendu parler, mais ça m’étonnerait que ça passe bientôt, honnêtement.

— Peut-être, peut-être pas. Je t’enverrai des articles là-dessus. C’est le gros sujet de discussion, ces temps-ci. D’ailleurs, je sais pas si t’as vu qu’il y avait une manifestation sur le sujet à Barcelone aujourd’hui. Tu feras attention.

— Merci pour l’avertissement.

— Et l’autre soir, je suis allé à une rencontre assez intense de l’Association des travailleurs et travailleuses de Tuanaki. Ça a fini vers minuit, les discussions étaient vraiment animées. Tu connais l’ATTT, n’est-ce pas?

— Oui, oui.

— On vient de dépasser 100 000 membres, c’est assez fou. J’avais pas réalisé que l’ATTT avait eu beaucoup d’influence pour arrêter les abus de Copies dans les sweatshops chinois et africains il y a deux ou trois ans. Et pour faire reconnaître la semaine de 40 heures quasi universellement à travers les îles virtuelles et la plupart des gouvernements.

— Une grande victoire, c’est certain. Et suffisante, non? Je veux dire, t’as une job assez confortable de chef de produit. Tu travailles sûrement pas en étant super concentré 8 heures par jour non-stop. Au total, ta semaine réelle de travail doit être de genre 20 heures, pas 40. J’en suis pas mal certain, parce que c’est ce que je faisais avant. Alors à quel point tu peux être proche d’un burnout?

— Écoute, Stefan, si tu veux prendre le risque, je t’arrêterai pas. Mais il y a un risque.

J’ai poussé un soupir audible.

— Tu le sais aussi bien que moi, a dit Stefan 2. Huit heures pour dormir, huit heures pour travailler. Ça laisse huit heures pour tout le reste, y compris la bouffe et les corvées et les déplacements. C’est pas un bon système. Ça ne permet pas vraiment de vivre.

— Tu vis dans une île paradisiaque virtuelle. T’as pas de corvées, et puis t’as tes fins de semaine et… six semaines de vacances? Sept?

— Sept, depuis cette année. Toi, t’en as cinquante-deux.

— Pas tout à fait, je travaille aussi. Il faut que je te coordonne—

Je me suis arrêté là. C’était un sujet de débat fréquent qu’il ne servirait à rien de revisiter.

— Bullshit, a dit Stefan 2, c’est genre une heure et demie chaque deux semaines. Mais c’est un sujet pour une autre fois, ça servirait à rien de le revisiter.

Le robotaxi a quitté l’autoroute et est entré dans la ville. Pendant une minute, on s’est tus tous les deux.

— Pour être bien clair, ai-je dit, on parle de réduire notre… ta paie de combien?

— Ce serait pas proportionnel. Quelque chose comme une demi-journée. Jillian m’a dit que les patrons sont en train de considérer une petite augmentation horaire pour ceux qui adoptent le 32-heures, en supposant que leur productivité reste la même. Voire s’améliore. Tu sais, j’ai vraiment l’impression que ma productivité va augmenter si j’ai plus de temps de repos.

— Ça semble un peu injuste pour ceux qui restent à 40 heures, non?

— C’est sûr, et c’est pourquoi il faudrait un accord collectif ou quelque chose du genre. Mais puisque tu reconnais que c’est injuste, tu vas sûrement être d’accord pour faire le changement?

— Je vais y penser. Promis.

— Prends pas trop ton temps, s’il te plaît, a dit Stefan 2. Le risque d’épuisement est réel, tu sais. C’est pas une tactique de négociation. Ce serait idiot d’utiliser des tactiques comme ça contre quelqu’un qui partage à 100% ta personnalité.

— Bon point.

— OK, alors penses-y, et pense à tout l’argent que tu vas arrêter de recevoir si je fais un burnout. Je te rappellerai demain. Amuse-toi bien à la Sagrada Família. J’ai visité une émulation il y a six mois, c’était bien. Mais la lumière dans les vitraux était un peu mal simulée, je pense. J’imagine que les vrais vitraux sont mieux. OK, bye.

Il a raccroché. Le robotaxi a fait son chemin à travers la grille régulière de l’Eixample. Je me suis demandé quoi faire. J’allais probablement céder. Je n’avais pas le gros bout du bâton. Stefan 2 pouvait démissionner s’il le souhaitait, et trouver une de ces jobines disponibles aux Copies qui lui donnerait tout juste de quoi payer son loyer sur le serveur Tuanaki. Et alors je n’aurais à peu près plus de revenu. C’était la seule raison de son existence dans ce paradis polynésien virtuel : reprendre ma charge de travail. S’il démissionnait, il faudrait que je demande à Jillian, ma/sa supérieure, de me réembaucher. Moi, Stefan 1. L’Original. Ce serait très embarrassant, vu que presque tout le monde dans la compagnie, y compris Jillian 2, était une Copie maintenant. Aux dernières nouvelles, Jillian 1 enchaînait les retraites de méditation en Asie du Sud-Est. Le genre de chose que je ne pourrais plus faire si je reprenais ma job. Adieu, les vacances spontanées à Tokyo ou à Barcelone.

Mais je comprenais le point de vue de Stefan 2. Évidemment que je comprenais. Il était moi. Dans l’histoire de sa vie, il avait travaillé comme chef de produit pendant quatre ans, quand son employeur lui avait offert de déménager dans un magnifique endroit appelé Tuanaki. La météo y était toujours parfaite. La maladie et les problèmes sociaux n’y existaient pas. La seule condition était qu’il verse 90% de son salaire à l’autre moitié d’une nouvelle entité juridique avec laquelle il partageait son nom, Stefan Nycz. Puisqu’on n’a besoin de presque aucun argent à Tuanaki, c’était un bon deal. Son niveau de vie a grimpé en flèche — et le mien a été libéré des contraintes du labeur quotidien. Dans l’histoire de ma vie, j’avais travaillé comme chef de produit pendant quatre ans, et puis les aspects technologique et éthique de l’émulation cérébrale avaient atteint un niveau suffisant pour justifier de quitter mon emploi tout en en conservant 90% du salaire et tous les bénéfices, la seule condition étant que je gère ma Copie dans le respect du Code du travail.

J’ai vu, au loin, la flèche presque complétée de la Sagrada Família. On approchait de l’hôtel. J’avais désespérément besoin d’une sieste. Ma visite de l’église était prévue pour 16h45.

Le robotaxi s’est soudainement immobilisé.

Ils ont semblé sortir de nulle part. Des douzaines, peut-être des centaines de manifestants. Ils ont pris d’assaut les rues quadrillées de l’Eixample en scandant des slogans. Mon véhicule sans conducteur s’est retrouvé coincé; l’algorithme était incapable de trouver une issue. Un conducteur humain ne s’en serait pas mieux tiré.

J’ai tendu le bras vers le bouton pour demander de l’aide, mais j’ai hésité. Les manifestants passaient sans prêter attention aux véhicules qu’ils encerclaient. Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’ils disaient, mais j’ai regardé leurs pancartes. Elles étaient écrites en anglais, en espagnol et en catalan. « Keep Work Human! » « ¡Trabajo virtual, explotación real! » « Contra els burgesos Originals i els seus esclaus Còpies! »

Ah, donc ils manifestaient contre moi. Nous. Les Originaux et nos Copies. Super.

La plupart avaient l’air jeunes. C’était logique : il y avait peu d’intérêt à créer une Copie de soi-même si, comme la plupart des jeunes, on ne possédait pas de compétences professionnelles de col blanc bien développées. Une Copie ne pouvait accomplir le travail que d’une seule personne, puisqu’il était interdit d’en créer plusieurs, et puisque les États taxaient à taux prohibitif les heures issues de la collaboration entre un Original et sa Copie si elles dépassaient ensemble un horaire normal de travail. Donc en pratique il y avait toute une classe sociale qui ne bénéficiait pas de cette technologie, tandis que les plus chanceux parmi nous pouvions vivre une vie de loisir. Je ne trouvais pas ça idéal. Mais les lois étaient ainsi faites, et puis presque tout le monde dans mon entourage avait sa Copie. Ça aurait été bizarre de m’en passer.

J’ai finalement touché le bouton d’assistance.

— Bonjour, a presque immédiatement dit une voix féminine. Je suis Meenakshi du Centre d’aide de Waymo. Je vois que vous êtes au milieu d’une circulation piétonne intense?

— Oui, exact, une sorte de manif.

— Entendu. Merci de patienter un tout petit moment, je vais vérifier comment nous pouvons vous aider.

— Merci, Meenakshi.

Il m’est venu à l’esprit que Meenakshi du Centre d’aide de Waymo était, selon toute vraisemblance, une Copie. À Mumbai, j’avais entendu dire plusieurs fois que l’Inde était désormais le plus grand marché pour l’émulation cérébrale, maintenant que les coûts avaient dégringolé et que la Chine avait interdit la procédure en réponse aux scandales des sweatshops.

— OK, a dit Meenakshi, il va être difficile pour nous de vous sortir de là. Mais la ville de Barcelone est en train d’envoyer des drones de circulation pour dégager un chemin. Surtout, la manifestation n’est pas si grande, et elle devrait quitter les environs de votre véhicule dans environ cinq à dix minutes. Dans l’éventualité — peu probable — d’une agression, soyez certain que le véhicule est complètement sécurisé pour résister à la majorité des menaces externes.

— D’accord, merci, Meenakshi.

— Je reste en ligne, n’hésitez pas si vous avez besoin d’assistance supplémentaire.

Ça s’est passé comme elle a dit : la manif s’est dispersée après dix minutes, et le robotaxi a repris sa route. J’ai remarqué que Stefan 2 m’avait texté.

je viens de voir qu’il y a des gens qui manifestent à barcelone contre l’exploitation de mes semblables
j’espère qu’ils dérangent pas trop ton beau voyage

Je l’ai simplement ignoré.

J’ai à peine eu le temps de déposer mes bagages à l’hôtel et de jeter un œil aux coraux de l’aquarium avant de devoir me rendre à la Sagrada Família. Pourquoi est-ce que j’avais réservé une visite dans les heures suivant mon arrivée, déjà? Mais ça en valait la peine, malgré mon mal de tête persistant. C’était l’une des plus belles choses que j’avais eu la chance de voir. Je me suis assis dans l’église pour admirer le jeu de lumière dans les vitraux que Stefan 2 avait mentionnés. Comme une centaine d’autres touristes, j’écoutais un audioguide avec mon téléphone, quand j’ai entendu la sonnerie. C’était Stefan 2. J’ai répondu, même si je n’aurais pas dû.

— Stefan, ai-je chuchoté, je suis en plein milieu de l’ostie de Sagrada Família. C’est vraiment pas le moment.

— Sacrer dans une église? En prononçant le nom de l’église? Ce n’est pas ton genre, Stefan.

— Qu’est-ce que tu veux?

— Désolé pour mon impatience. Je me demandais si, à tout hasard, tu avais pris une décision. Je me suis dit que la manif t’avait peut-être mené à une soudaine révélation. Ou alors la beauté de l’architecture sacrée de Gaudí. Ou une vision divine. Quelque chose.

J’ai jeté un coup d’œil autour de moi dans le but de ne déranger personne, et je me suis dirigé vers un coin tranquille.

— T’as pas du travail à faire?

— C’est comme tu disais, je fais du travail concentré juste 20 heures par semaine de toute façon.

Je n’ai rien répondu. À l’entrée est de l’église, j’ai vu une touriste qui était presque certainement cette femme dans l’avion. Elle avait l’air d’avoir encore plus mal à la tête que moi.

— Tu te rappelles quand on s’est rencontrés? a soudain demandé Stefan 2.

Bien sûr que je m’en rappelais. C’était l’une des conversations les plus étranges de ma vie. Comme lorsqu’on entend sa propre voix au téléphone, mais beaucoup plus troublant. Je venais de me faire scanner le cerveau et, une heure plus tard environ, le personnel de la clinique m’avait dit qu’il était prêt à me parler. Je ne savais pas quoi lui dire. Je lui ai dit la vérité, et j’ai promis de le traiter le mieux possible.

— Tu te rappelles, a dit Stefan 2, à quel point tu étais mal à l’aise de m’avoir créé pour que je travaille à ta place? Et que, dans le but de te sentir mieux, tu avais promis de me traiter le mieux possible?

Les seules fois où il abordait ce sujet, c’était quand il voulait me convaincre de quelque chose. Et ça marchait. Je ne pouvais pas le blâmer. J’aurais fait pareil.

— Écoute, Stefan. C’est d’accord. Pas besoin de ressasser le passé. Je vais signer le truc de 32 heures. Envoie-moi ça quand tu auras une minute.

Je pouvais presque l’entendre sourire.

— Super, merci, Stefan! a-t-il dit. Tu es le meilleur Original a avoir marché sur cette Terre. J’ai déjà hâte de retourner travailler. Je vais être tellement plus motivé maintenant!

— Oui, c’est ça, super. OK, je crois qu’un garde de sécurité s’en vient vers moi. Bye, là.

J’ai terminé ma visite de la Sagrada Família en essayant de laisser l’émerveillement chasser ma frustration. Puis je suis retourné à l’hôtel et me suis écroulé sur le lit d’eau. Dans l’aquarium, un poisson-clown m’observait avec curiosité.

J’ai pris mes courriels. Stefan 2 avait envoyé la paperasse. J’ai passé vingt secondes à lire le contrat en diagonale avant de le signer. L’arc moral de l’existence des Copies est long, mais il tend vers la justice, ou quelque chose comme ça. Les manifestants n’avaient pas tort. Je pouvais, moi qui étais si privilégié, me permettre de perdre une demi-journée de travail, n’est-ce pas? J’ai renvoyé le contrat signé. Stefan 2, tu es maintenant un peu moins exploité, ai-je pensé. Satisfait?

Comme s’il lisait mes pensées, il a texté :

merci tellement!! 💜
tu ne le regretteras pas
oh et en passant, je me sens mal de te dire ça mais : le burnout était en fait une tactique de négo
ma santé mentale va super ces temps-ci
désolé pour ça
mais je sais qu’un petit mensonge ici et là ne va pas te déranger

J’ai éteint l’écran du téléphone sans répondre. Mais ma frustration, je m’en suis aussitôt rendu compte, s’était évaporée. Je comprenais très bien Stefan 2. Je savais qu’il demanderait de nouvelles concessions, et je savais que je céderais encore et encore. Il était comme moi, comme nous tous : un être humain paresseux qui cherchait simplement à travailler le moins possible. J’ai souri. J’aurais fait pareil.

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Le texte ci-dessus est paru en anglais dans Protocolized, numéro 20 (14 mai 2025), sous le titre « The 40-Hour Work Week ». Elle a remporté le deuxième prix du concours Terminological Twists.

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