L’île des Démons

Carte de la Nouvelle-France et de Terre-Neuve de Giacomo Gastaldi, 1556. L’« Isola de Demoni » est quelques îles en haut de Terra Nova. Je dis « en haut » parce que je suis pas 100 % sûr que c’est vers le nord.

  • Où : près de Terre-Neuve, là où se situent l’île Quirpon ou Belle Isle
  • Quand : du début du XVIe siècle à la moitié du XVIIe.
  • Aussi associée avec : Satanazes, une autre île fantôme en lien avec le diable; et l’île Harrington, sur la Côte-Nord1où se trouve le village de Harrington Harbour, lieu de tournage, notamment, de La Grande Séduction, qui serait l’île des Démons où a été abandonnée Marguerite de La Rocque par son oncle Jean-François de La Rocque de Roberval en 1542.

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Ils étaient tous morts, ses trois compagnons, et désormais Marguerite était seule dans l’île des Démons.

Son amant, François, était mort le premier. Il s’était battu, quand le scandale avait éclaté sur le navire. Il l’avait défendue. Un grand courage. Mais nul ne pouvait longtemps s’opposer à l’autorité de Roberval. Cet oncle était un homme cruel, puritain et cupide, qui avait pourtant su gagner la loyauté de son équipage; et Marguerite et François trouvèrent peu d’alliés, hormis Damienne, la servante, lorsque vint l’affrontement. Dans la bagarre, François fut blessé à la tête. Cela semblait sans gravité, mais dans l’austérité sauvage de l’île des Démons, son état empira. Les premiers jours de leur abandon, il allait bien, il chassait, il aimait. Puis les délires commencèrent. Ils ne cessèrent qu’avec sa respiration, à l’approche de l’automne, après plusieurs semaines de soins constants. Damienne et Marguerite l’inhumèrent dans une crevasse, à bonne distance de la grotte.

L’être sans nom était mort en deuxième. Une fille, née à la fin du premier hiver. Une petite chose chétive et mal nourrie, car le lait que lui donnait sa mère était clair. Marguerite ne put se résoudre à nommer cette enfant qu’elle savait condamnée. Damienne s’en occupa comme elle put, mais l’être sans nom mourut à l’âge de deux semaines sans avoir reçu les sacrements du baptême ni vu autre chose que les rochers désolés de la mer des Terres Neuves. Marguerite déposa l’être sans nom aux côtés des ossements de son père : l’amour et le fruit de cet amour, anéantis par la méchanceté des hommes et l’indifférence brutale de ce pays maudit.

Damienne mourut la troisième, au milieu du deuxième hiver. À ce stade, les deux survivantes avaient épuisé depuis longtemps la poudre à canon que leur avait laissée Roberval, et la chasse se faisait laborieusement, en utilisant les fusils comme des massues. La pêche et la trappe étaient plus efficaces, mais la faim les guettait, prête à les happer au moindre faux pas. Damienne, qui avait la plus grande admiration pour sa maîtresse, insistait souvent pour lui donner sa ration. Marguerite s’émouvait de ce sacrifice et, au début, le refusait. Or la faim refermait son emprise sur elle. Bientôt Marguerite dévora la moitié de la viande qui aurait dû nourrir sa servante, et alla même jusqu’à lui cacher les produits de sa chasse. Damienne, peu à peu, s’éteignit. Lorsque Marguerite s’en rendit compte et voulut se sacrifier à son tour, il était trop tard.

Marguerite était donc désormais seule dans l’île des Démons.

Le vent soufflait sur la roche glacée. Une neige épaisse oblitérait le paysage. Il fallait déplacer le corps de Damienne dans la crevasse, avec les autres, mais Marguerite n’avait plus la force nécessaire. Marguerite décida d’attendre au printemps. Alors elle vécut seule dans sa grotte exiguë, dont l’entrée était gardée par un cadavre, qui, à cause du froid, ne se corrompait pas.

Marguerite pensa se laisser dépérir. La réserve de nourriture diminuait plus vite qu’elle ne pouvait l’approvisionner. Il restait encore plusieurs mois d’hiver avant que les neiges fondent, que le poisson puisse être pris, que les arbustes se couvrent de petits fruits. Plusieurs mois avant qu’elle puisse espérer le passage d’un navire, qu’il s’agisse de pêcheurs basques ou de son oncle, qui, sa colonie établie, serait pris de remords et reviendrait la chercher.

Mais non : Roberval n’était pas du genre à regretter. Au contraire, il espérait sans doute s’être débarrassé d’elle pour de bon, afin, lors de son retour en France, de profiter de sa fortune héritée. Sa mort serait pour lui une victoire. Elle ne la lui donnerait pas.

Marguerite alluma un bon feu, plus gros que la raison le permettait, car le bois se faisait rare. Elle s’arma d’une pierre effilée et sortit de la grotte. Le cadavre de la duègne était toujours là, en position assise, protégé de la neige mais pas du gel. Marguerite se mit à frapper dans le creux du coude de Damienne avec le tranchant de la pierre. L’avant-bras se détacha. De retour dans son abri, Marguerite le mit à rôtir et en mangea un morceau.

Quelques instants plus tard, elle vomit. Mais la faim est une dure maîtresse, et Marguerite persévéra. Elle avala toute la chair, jusqu’aux phalanges de la main. Ceci fait, elle retourna dehors et tailla le corps de Damienne en pièces, qu’elle fit conserver par le froid. Elle les consomma un à un au cours des semaines suivantes. Elle regretta de n’avoir pas réservé le même traitement à François. L’être sans nom aurait peut-être vécu, si, comme un insecte, elle eût dévoré son amant.

Les marins appelaient cet endroit l’île des Démons, mais pourquoi, Marguerite n’avait jamais compris. Ce caillou dans la mer ressemblait en tous points aux autres. Pas de créatures infernales, ni même de Sauvages. Que la désolation. La neige. La solitude.

Pourtant, les démons rôdaient bel et bien. Marguerite venait de faire leur connaissance.

Elle n’était plus seule.

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